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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Nedelcu, 2012 CSC 59, [2012] 3 R.C.S. 311

Date : 20121107

Dossier : 34228

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Marius Nedelcu

Intimé

- et -

Procureur général du Québec, Advocates’ Society et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 43)

 

 

Motifs dissidents :

(par. 44 à 145)

Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella, Rothstein et Karakatsanis)

 

Le juge LeBel (avec l’accord des juges Fish et Cromwell)

 

 

 


 


R. c. Nedelcu, 2012 CSC 59, [2012] 3 R.C.S. 311

Sa Majesté la Reine                                                                                        Appelante

c.

Marius Nedelcu                                                                                                    Intimé

et

Procureur général du Québec,

Advocates’ Society et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                                Intervenants

Répertorié : R. c. Nedelcu

2012 CSC 59

No du greffe : 34228.

2012 : 16 mars; 2012 : 7 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Auto‑incrimination — Accusé impliqué dans un accident de véhicule à moteur dans lequel une victime a été grièvement blessée — Accusé inculpé d’infractions au Code criminel  — Accusé ayant témoigné à son procès criminel — Témoignage de l’accusé incompatible avec son témoignage antérieur à l’interrogatoire préalable dans une action civile connexe — Le ministère public peut-il contre-interroger l’accusé à son procès criminel sur ses déclarations contradictoires antérieures sans porter atteinte à son droit de ne pas s’incriminer? Charte canadienne des droits et libertés, art. 13 .

                    Un soir, après le travail, N a fait monter la victime sur sa motocyclette pour lui faire faire un tour sur la propriété de leur employeur.  La motocyclette a percuté la bordure de trottoir, et la victime a subi des lésions cérébrales permanentes.  N a été hospitalisé jusqu’au lendemain pour des blessures mineures.  N a été accusé de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles et de conduite avec facultés affaiblies ayant causé des lésions corporelles.  Il a également été poursuivi au civil par la victime et sa famille.  À l’interrogatoire préalable dans le cadre de cette instance civile, N a affirmé ne pas se souvenir de ce qui était survenu entre le jour de l’accident et son réveil à l’hôpital le lendemain.  À son procès criminel, N a toutefois donné un compte rendu détaillé de l’accident et des faits qui l’avaient précédé.  Ayant été autorisé à contre‑interroger N sur son témoignage à l’interrogatoire préalable, le ministère public lui a posé des questions sur son souvenir des événements.  N a affirmé : « Je me souviens d’environ 90 à 95 pour 100 de ce qui s’est passé ».  Le témoignage de N à son procès n’a pas été jugé digne de foi et N a été déclaré coupable de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles.  La Cour d’appel a accueilli l’appel de N.  Elle a infirmé la décision du juge du procès, annulé la déclaration de culpabilité et ordonné la tenue d’un nouveau procès. 

                    Arrêt (les juges LeBel, Fish et Cromwell sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli, l’ordonnance prescrivant la tenue d’un nouveau procès est annulée et la déclaration de culpabilité de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles est rétablie.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis : Même si, pour l’application de l’art. 13  de la Charte , N était un témoin contraignable en vertu de la loi et, par conséquent, un témoin forcé à l’interrogatoire préalable dans le cadre de l’action civile, l’utilisation de son témoignage non incriminant pour attaquer sa crédibilité à son procès ne pouvait pas emporter et n’a pas emporté l’application de l’art. 13.  L’article 13 s’applique à un témoignage incriminant, et non pas à « tout témoignage » que le témoin pourrait avoir été contraint de fournir initialement.  Un témoignage incriminant est un témoignage que le témoin a fourni lors d’une procédure initiale et que le ministère public pourrait utiliser, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour démontrer la culpabilité du témoin, c’est‑à‑dire pour prouver ou pour l’aider à prouver l’un ou plusieurs des éléments constitutifs de l’infraction reprochée au témoin lors de son procès ultérieur.  Le témoignage antérieur que le ministère public ne pourrait pas utiliser dans un procès ultérieur pour démontrer que le témoin est coupable de l’infraction qui lui est reprochée ne constitue pas un « témoignage incriminant ».

                    La simple possibilité qu’un témoignage par ailleurs « non incriminant » devienne un témoignage « incriminant » si le ministère public prenait les mesures supplémentaires nécessaires pour qu’il le devienne ne suffit pas pour que l’art. 13 s’applique.  L’utilisation du témoignage donné par N à l’interrogatoire préalable pour attaquer sa crédibilité, sans plus, ne suffirait pas à le rendre incriminant.  Ce témoignage conserverait ses caractéristiques initiales et ne deviendrait pas un témoignage à partir duquel les juges des faits pourraient inférer la culpabilité.

                    Certes, il se pourrait que le témoignage initial incompatible de N amène les juges des faits à rejeter son témoignage à son procès, mais le rejet du témoignage de l’accusé ne constitue pas pour autant un élément de preuve à charge — pas plus que le rejet de l’alibi d’un accusé n’en constitue un, à moins qu’une preuve indépendante ne mène à la conclusion que l’alibi a été fabriqué.

                    Selon cette interprétation de l’art. 13, ni le témoin sincère ni le parjure n’ont à s’inquiéter de la possibilité que leur témoignage incriminant donné dans une procédure antérieure soit utilisé contre eux, à quelque fin que ce soit, dans une procédure ultérieure autrement que relativement à une accusation de parjure. 

                    Bien que cette interprétation puisse porter atteinte à la clarté et à la prévisibilité, ne serait‑ce que légèrement, la recherche de la clarté et de la prévisibilité ne saurait justifier que l’on récrive l’art. 13 pour en retrancher des mots déterminants dont la suppression modifierait le sens de cette disposition et étendrait indûment la portée de la protection qu’elle offre au‑delà des fins qu’elle est censée servir.  Les juges n’auront guère de difficulté lors du procès à déterminer si un témoignage que le ministère public entend utiliser est « incriminant » selon la définition qui en a été donnée.  Le juge du procès devrait bien entendu donner au jury des directives claires sur l’utilisation qu’il pourrait faire du témoignage initial.

                    En soi, le témoignage fourni à l’interrogatoire préalable par N n’aurait pas pu être utilisé par le ministère public pour prouver ou pour l’aider à prouver l’un ou plusieurs des éléments essentiels des infractions dont il était inculpé.  Il se pourrait que le témoignage initial contradictoire de N amène les juges des faits à rejeter son témoignage à son procès, mais le rejet du témoignage d’un accusé ne constitue pas un élément de preuve à charge.

                    Les juges LeBel, Fish et Cromwell (dissidents) : Le droit de ne pas s’incriminer constitue un principe fondamental de notre système de justice et il est consacré dans la Charte canadienne des droits et libertés . Il est étroitement lié au droit de garder le silence face à son accusateur, à la présomption d’innocence et à la notion que le ministère public doit prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable sans l’aide de l’accusé.

                    L’article 13 ne s’applique que lorsqu’il y a quid pro quo : un témoin est contraint de témoigner en échange de la garantie que le ministère public n’utilisera pas ce témoignage contre lui dans une autre instance.  L’analyse requise par l’art. 13 doit porter principalement sur la contrainte.  Un témoignage est forcé lorsque la loi offre un moyen de contraindre le témoin à témoigner.  Que ce moyen ait été utilisé ou non ne change pas le fait qu’il existe et qu’il aurait pu être utilisé.  Il serait contraire aux principes établis d’accorder au témoin qui offre de témoigner de son plein gré un degré de protection moindre en vertu de la Charte  qu’au témoin qui est assigné ou autrement forcé de témoigner, dans le cas où ils auraient tous les deux pu être de toute façon forcés de témoigner en application de la loi.

                    De même, l’analyse ne doit pas porter sur la nature des déclarations.  Bien que l’art. 13 vise l’utilisation des « déclarations incriminantes » d’une personne pour « l’incriminer », scruter le témoignage d’un accusé pour différencier ses déclarations « incriminantes » de ses déclarations « inoffensives », de façon à déterminer les questions sur lesquelles pourrait porter son contre‑interrogatoire, mènerait à un exercice de classification qui peut durer longtemps et donner un résultat imprévisible.  Cette distinction mène tout autant à des impasses fonctionnelles que celle qui a déjà été abolie, entre l’utilisation d’un témoignage antérieur forcé pour attaquer la crédibilité de l’accusé et son utilisation pour l’incriminer.  Il est particulièrement difficile de faire cette distinction parce que le droit de ne pas s’incriminer vise principalement les secondes procédures, la date où l’on cherche à utiliser le témoignage antérieur, plutôt que celle où il a été donné.  Tout témoignage susceptible de concourir à prouver les allégations du ministère public aura un effet incriminant et doit donc être protégé par l’art. 13.

                    Le témoin qui ne semble pas faire une déposition honnête n’est pas privé de la protection offerte par l’art. 13.  Bien que le quid pro quo vise à favoriser un témoignage complet et sincère, l’art. 13 commande, dans le contexte de la pondération générale des intérêts consacrés dans la Charte , que la fonction de recherche de la vérité du procès cède le pas au droit de l’accusé de ne pas s’incriminer.  Le quid pro quo n’est pas un « contrat » conclu avec le témoin, qui peut être annulé si le témoin ment sous serment.  Les témoignages antérieurs forcés peuvent être utilisés dans des poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.  Le dépôt d’une accusation criminelle de parjure est la mesure à prendre à l’égard de témoins qui façonnent leur preuve de manière à répondre à leurs besoins dans chaque instance, sans qu’il soit porté atteinte aux droits que la Charte  garantit à l’accusé.  Cette façon de faire maintient le respect envers l’administration de la justice, tout en préservant le droit que l’art. 13 confère à l’accusé.  Elle élimine aussi la nécessité de tenir un voir‑dire qui alourdirait le processus judiciaire et rendrait la portée de l’art. 13 douteuse en théorie et incertaine en pratique, découragerait un témoignage complet et sincère et réduirait la portée de la protection dont les personnes qui ont été contraintes à témoigner bénéficiaient en vertu de l’art. 13 depuis l’arrêt R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609.

                    En l’espèce, N était un témoin contraignable en vertu de la loi lors de l’interrogatoire préalable et, par conséquent, un témoin « forcé » au sens de l’arrêt Henry et pour l’application de l’art. 13.  Le fait qu’il a librement décidé de se soumettre à l’interrogatoire préalable n’est pas pertinent, parce que la règle 31.04(2) des Règles de procédure civile de l’Ontario contraint le défendeur dans une affaire civile à subir un interrogatoire préalable.  Le défaut de déposer une défense n’aurait pas permis à N d’éviter de s’assujettir aux règles procédurales au terme desquelles il serait contraint de témoigner, de sorte qu’il n’est pas pertinent de savoir s’il a effectivement été constaté en défaut.  Malgré les incompatibilités plutôt flagrantes dans le témoignage de N, l’art. 13 veut que la fonction de recherche de la vérité du procès criminel cède le pas à son droit de ne pas s’incriminer.

Jurisprudence

Citée par le juge Moldaver

                    Arrêts mentionnés : R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618; R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433; Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350; R. c. Hibbert, 2002 CSC 39, [2002] 2 R.C.S. 445.

Citée par le juge LeBel (dissident)

                    R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3; Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350; R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433; Juman c. Doucette, 2008 CSC 8, [2008] 1 R.C.S. 157; Attorney General for Quebec c. Begin, [1955] R.C.S. 593; Curr c. La Reine, [1972] R.C.S. 889; R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618; R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272; R. c. Allen, 2003 CSC 18, [2003] 1 R.C.S. 223; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 11 c ) , 13 .

Loi sur la preuve au Canada , L.R.C. 1985, ch. C‑5, art. 5 .

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 31.04(2).

Doctrine et autres documents cités

Paciocco, David M., and Lee Stuesser.  The Law of Evidence, 6th ed.  Toronto : Irwin Law, 2011.

Sankoff, Peter.  « R. v. Nedelcu : The Role of Compulsion in Excluding Incriminating Prior Testimony under Section 13  of the Charter  » (2011), 83 C.R. (6th) 55.

Stewart, Hamish.  « Henry in the Supreme Court of Canada : Reorienting the s. 13 Right against Self‑incrimination » (2006), 34 C.R. (6th) 112.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Weiler, MacPherson et Armstrong), 2011 ONCA 143, 276 O.A.C. 106, 269 C.C.C. (3d) 1, 83 C.R. (6th) 41, 227 C.R.R. (2d) 364, 7 M.V.R. (6th) 10, 5 C.P.C. (7th) 16, [2011] O.J. No. 795 (QL), 2011 CarswellOnt 1090, qui a annulé la déclaration de culpabilité de conduite dangereuse causant des lésions corporelles inscrite par le juge O’Connor (2007), 60 M.V.R. (5th) 186, 2007 CanLII 54970, [2007] O.J. No. 4906 (QL), 2007 CarswellOnt 8205, et ordonné la tenue d’un nouveau procès.  Pourvoi accueilli, les juges LeBel, Fish et Cromwell sont dissidents.

                    Michal Fairburn et Randy Schwartz, pour l’appelante.

                    P. Andras Schreck et Candice Suter, pour l’intimé.

                    Sylvain Leboeuf et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

                    Barbara A. McIsaac, c.r., Jacquie El‑Chammas et Frank Addario, pour l’intervenante Advocates’ Society.

                    Scott C. Hutchison et Edward Marrocco, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis rendu par

[1]                             Le juge Moldaver — J’ai eu le privilège de lire les motifs du juge LeBel et je suis d’accord avec lui sur la question de la contrainte.  Tout particulièrement, je souscris à sa conclusion, au par. 109, selon laquelle M. Nedelcu « était un témoin contraignable en vertu de la loi et, par conséquent, un témoin “forcé” [. . .] pour l’application de l’art. 13 [de la Charte canadienne des droits et libertés ] » en ce qui a trait à sa déposition à l’interrogatoire préalable dans le cadre de l’action civile. 

[2]                             Toutefois, je diverge d’opinion avec mon collègue sur l’interprétation de l’art. 13 et, tout particulièrement, sur son application aux faits de l’espèce.  J’estime, en toute déférence, que l’art. 13 n’a jamais été censé s’appliquer dans un tel cas — et je suis convaincu qu’il ne s’applique pas.  La Cour ne statue pas autrement dans l’arrêt R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609.

[3]                             Mon collègue a examiné l’arrêt Henry en détail.  Je ne vois pas l’utilité de reprendre son analyse.  Essentiellement, comme il le fait remarquer au par. 81 de ses motifs, la Cour établit, dans Henry, « une approche unifiée à l’égard de l’art. 13, fondée sur la justification historique qui le sous‑tend, soit le quid pro quo ».  Je ne suis pas en désaccord avec cette constatation. 

[4]                             Selon moi, le problème en l’espèce tient à ce qu’il n’y a pas eu de « quid » en échange duquel il pourrait y avoir un « quo » — de sorte que, selon moi, l’art. 13 n’est jamais entré en jeu.  Je suis donc d’avis d’accueillir l’appel.

[5]                             L’article 13  de la Charte  est ainsi rédigé :

                           13.    Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

[6]                             Selon mon interprétation de cette disposition, le « quid » — le premier volet, capital, de sa justification historique — correspond au « témoignage incriminant » donné lors d’une procédure initiale lors de laquelle le témoin n’avait pas le droit de refuser de répondre.  Cette disposition ne vise pas toutes les sortes de témoignages antérieurs.  Elle vise seulement le « témoignage incriminant » que le témoin a été contraint de donner. 

[7]                             Le « quo » correspond à la part du marché fournie par le ministère public.  Après avoir contraint une personne à témoigner, l’État s’engage en retour — dans la mesure où cette personne a donné un « témoignage incriminant » — à ne pas utiliser ce témoignage pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou témoignages contradictoires. 

[8]                             Par conséquent, la partie qui invoque l’art. 13 doit d’abord démontrer qu’elle a été contrainte de donner un « témoignage incriminant » dans la procédure initiale.  Si elle ne satisfait pas à cette double exigence, l’art. 13 ne s’applique pas et le débat est clos. 

[9]                             En quoi consiste donc un « témoignage incriminant »?  À mon avis, la réponse devrait être simple.  Cette expression ne peut s’entendre que du témoignage que le témoin a fourni lors d’une procédure initiale et que le ministère public pourrait utiliser, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour démontrer la culpabilité du témoin, c’est‑à‑dire pour prouver ou pour l’aider à prouver l’un ou plusieurs des éléments constitutifs de l’infraction reprochée au témoin lors de son procès ultérieur. 

[10]                         Dans l’arrêt Henry, par. 25, le juge Binnie reprend la définition d’un « témoignage incriminant » énoncée par la Cour dans R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618, p. 633 : « On qualifie d’incriminant un élément qui “pourrait faire conclure au juge des faits que l’accusé est coupable du crime allégué” ».

[11]                         Bien que cette définition d’un « témoignage incriminant » soit formulée en des termes quelque peu différents de ceux que je propose, une chose est claire : la définition donnée dans Kuldip n’englobe pas le témoignage initial que le ministère public désire utiliser dans une procédure ultérieure dans le seul but d’attaquer la crédibilité du témoin.  En effet, dans Kuldip, la Cour a affirmé, sans réserve, que le témoignage donné antérieurement pouvait être utilisé à cette fin.  Et les choses en sont restées là pendant douze ans, soit jusqu’à l’arrêt R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433, qui est venu préciser la règle, à bon droit selon moi, de façon que l’on n’interprète pas l’art. 13 en faisant abstraction des mots « témoignage incriminant ».  Pour reprendre les propos de la juge Arbour, au par. 47, dans l’opinion majoritaire :

                    Si le témoignage initial n’était pas incriminant, il n’y a jamais eu attribution d’une contrepartie et le témoin ne peut demander à l’État d’être soustrait à un contre-interrogatoire quant à sa crédibilité s’il donne une version différente des faits dans une procédure subséquente, même si l’effet ultime de ce contre-interrogatoire peut être préjudiciable à ses intérêts.  Cette règle est compatible avec le libellé de l’art. 13 qui confère à tout témoin le droit à ce qu’aucun « témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures ».  [Souligné dans l’original.] 

[12]                         Les faits pertinents à l’origine de l’affaire Noël ne sont pas compliqués.  Contraint de témoigner au procès de son frère accusé du meurtre d’un jeune garçon, M. Noël a admis sa complicité dans le crime.  Il a par la suite été accusé du même meurtre.  À son procès, il a témoigné et il a nié toute participation au crime.  Le ministère public a alors été autorisé à le contre-interroger en détail sur le témoignage incriminant qu’il avait fourni au cours du procès de son frère.

[13]                         Au nom des juges majoritaires, la juge Arbour a conclu que le contre‑interrogatoire contrevenait aux droits garantis à M. Noël par l’art. 13  de la Charte , car « il exist[ait] un immense risque d’utilisation abusive du témoignage incriminant rendu par [M. Noël] au procès de son frère, [même s’il a été] déposé [. . .] censément pour attaquer sa crédibilité, et [. . .] ce risque ne pouvait être atténué par quelque directive que ce soit » (par. 20).

[14]                         Le témoignage fourni par M. Noël au procès de son frère répond parfaitement à la définition d’un « témoignage incriminant » que j’ai énoncée plus tôt.  L’aveu fait par M. Noël de sa participation au meurtre du jeune garçon commis par son frère constitue de toute évidence le genre de preuve que le ministère public aurait pu présenter au procès de M. Noël, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour démontrer sa culpabilité à l’infraction de meurtre dont il était inculpé.  C’est parce que son témoignage était « incriminant » que le premier volet (le « quid ») du critère d’application de l’art. 13 était rempli. 

[15]                         Il existe deux écoles de pensée pour ce qui est de la possibilité de distinguer l’utilisation du témoignage donné par M. Noël au procès de son frère selon qu’elle vise à attaquer sa crédibilité à son propre procès ou à l’incriminer.  Des personnes raisonnables peuvent diverger et divergent effectivement d’opinion sur la question.  Point n’est besoin en l’espèce de s’y attarder.  Pour trancher le pourvoi, il suffit de dire que, si le témoignage utilisé pour attaquer la crédibilité du témoin est un « témoignage incriminant » selon la définition que j’ai énoncée, je suis disposé à accepter la constatation faite dans Henry, par. 50, selon laquelle les juges des faits peuvent avoir de la difficulté à appliquer cette distinction en pratique.  Par conséquent, le ministère public ne devrait pas être autorisé à présenter ce témoignage à quelque fin que ce soit au procès ultérieur du témoin.  À mon avis, voilà en quoi consiste le « quo » qui forme le second volet de l’art. 13.  Le ministère public ne peut pas se servir de ce témoignage, sauf dans une poursuite pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

[16]                         Il est clairement établi en droit et je reconnais que, pour déterminer si le témoignage donné dans la procédure initiale peut à juste titre être qualifié de « témoignage incriminant », il faut se situer au moment où le ministère public tente de l’utiliser dans une poursuite ultérieure.  (Voir Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, p. 363‑364.)  Cette constatation n’enlève cependant rien à mon opinion que l’art. 13 vise, non pas « tout témoignage » que le témoin pourrait avoir été contraint de fournir initialement, mais un témoignage que le ministère public pourrait utiliser au procès ultérieur du témoin, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour démontrer que le témoin est coupable de l’infraction qui lui est reprochée à son procès.

[17]                         Je reconnais ainsi la possibilité qu’un témoignage antérieur qui pouvait sembler inoffensif, voire disculpatoire à l’époque, devienne un « témoignage incriminant » dans le cadre d’une poursuite ultérieure et emporte l’application de l’art. 13. 

[18]                         Prenons par exemple le témoin qui admet, au procès d’un tiers pour vol qualifié, s’être trouvé sur les lieux du crime, mais nie y avoir participé.  Si ce témoin est plus tard accusé du même vol, et s’il affirme alors ne pas avoir été présent au moment de la perpétration du vol, son témoignage initial, même s’il semblait inoffensif à l’époque, aura pris une tout autre signification.  Il s’agirait alors d’un « témoignage incriminant » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 13, car il s’agit d’un témoignage que le ministère public pourrait utiliser au procès du témoin pour vol qualifié, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour établir un élément essentiel, soit l’identité.  Et c’est à cette étape qu’intervient l’art. 13 : il empêche le ministère public de présenter ce témoignage à quelque fin que ce soit, peu importe qu’il veuille ainsi établir l’identité ou attaquer la crédibilité de l’accusé.

[19]                         De toute évidence, je ne vois pas du même œil le témoignage qui a été fourni dans la procédure initiale et que le ministère public ne pourrait pas utiliser dans un procès ultérieur pour démontrer que le témoin est coupable de l’infraction qui lui est reprochée.  Dans ce cas, le témoignage initial n’étant pas un « témoignage incriminant », il n’y a aucun « quid » pour l’application de l’art. 13 — et sans « quid », aucun « quo » n’est exigible en échange.  La présente espèce en constitue un exemple classique. 

[20]                         En soi, le témoignage fourni à l’interrogatoire préalable par M. Nedelcu — « Je ne me souviens de rien » — n’aurait pas pu être utilisé par le ministère public pour prouver ou pour l’aider à prouver l’un ou plusieurs des éléments essentiels des infractions dont il était inculpé, soit conduite dangereuse causant des lésions corporelles et conduite avec facultés affaiblies causant des lésions corporelles.  Je précise « en soi », car en théorie, si le ministère public était en mesure de prouver que M. Nedelcu avait fabriqué son témoignage initial dans l’intention délibérée de tromper le tribunal et d’entraver le cours de la justice, cette conclusion démontrerait la conscience de culpabilité, à partir de laquelle le juge des faits pourrait, s’il en décidait ainsi, inférer la culpabilité de M. Nedelcu. 

[21]                         En réalité, il n’est toutefois pas nécessaire de se préoccuper d’un tel scénario.  En effet, toute tentative par le ministère public de transformer le témoignage « non incriminant » fourni par M. Nedelcu lors de l’interrogatoire préalable, pour en faire éventuellement un « témoignage incriminant » à son procès criminel, entraînerait l’application de l’art. 13 et de la protection qu’il confère.  Ce serait une stratégie contre‑productive, car le ministère public perdrait alors le droit d’utiliser le témoignage « non incriminant » de M. Nedelcu pour attaquer sa crédibilité — le seul but de l’exercice.  Bref, le ministère public saurait qu’il ne pourrait pas insinuer en contre‑interrogatoire que le témoignage initial a été fabriqué, ni présenter d’éléments de preuve à cet effet.

[22]                         La simple possibilité qu’un témoignage par ailleurs « non incriminant » devienne un témoignage « incriminant » si le ministère public prenait les mesures supplémentaires nécessaires pour qu’il le devienne ne suffit pas pour que l’art. 13 s’applique.  Utiliser le témoignage fourni par M. Nedelcu lors de l’interrogatoire préalable pour attaquer sa crédibilité, sans plus, ne suffirait pas à rendre ce témoignage incriminant.  Le témoignage issu de l’interrogatoire préalable conserverait ses caractéristiques initiales et ne deviendrait pas un témoignage à partir duquel les juges des faits pourraient inférer la culpabilité. 

[23]                         Certes, il se pourrait que le témoignage initial incompatible de M. Nedelcu amène les juges des faits à rejeter son témoignage à son procès, mais le rejet du témoignage de l’accusé ne constitue pas pour autant un élément de preuve à charge — pas plus que le rejet de l’alibi d’un accusé n’en constitue un, à moins qu’une preuve indépendante ne mène à la conclusion que l’alibi a été fabriqué.  (Voir R. c. Hibbert, 2002 CSC 39, [2002] 2 R.C.S. 445, par. 61‑67.)  Comme le fait remarquer la juge Arbour dans Hibbert :

                    Un alibi auquel on n’ajoute pas foi n’est pas suffisant pour étayer une conclusion d’invention ou de fabrication délibérée.  Il doit y avoir d’autres éléments de preuve qui permettraient à un jury raisonnable de conclure que l’alibi a été fabriqué délibérément et que l’accusé a participé à cette tentative d’induire le jury en erreur.  [par. 67]

[24]                         Dans un cas comme celui‑ci, le juge du procès devrait bien entendu donner au jury des directives claires sur l’utilisation qu’il pourrait faire du témoignage initial, semblables aux directives que reçoit le jury lorsqu’un accusé a fourni un alibi.  Par conséquent, en l’espèce, le jury serait informé qu’il peut utiliser le témoignage donné à l’interrogatoire préalable par M. Nedelcu, non pas pour en établir la véracité — à moins que l’intimé ne l’ait réitéré —, mais exclusivement pour évaluer sa crédibilité.  Il serait également avisé que s’il décidait de ne pas ajouter foi au témoignage fourni par M. Nedelcu à son procès, il ne pourrait pas utiliser ce rejet pour renforcer la thèse du ministère public.  Le jury devrait alors simplement ne pas tenir compte du témoignage de M. Nedelcu.  Pour rendre un verdict de culpabilité, il devrait être convaincu, à la lumière des autres éléments de preuve, que le ministère public a démontré sa thèse hors de tout doute raisonnable. 

[25]                         En somme, je suis persuadé que l’utilisation du témoignage non incriminant fourni par M. Nedelcu lors de l’interrogatoire préalable pour attaquer sa crédibilité, sans plus, n’emporte pas l’application de l’art. 13. 

[26]                         À mon humble avis, on ne peut interpréter autrement l’arrêt Henry.  En concluant que le témoignage fourni lors d’une procédure initiale ne peut servir à attaquer la crédibilité de son auteur dans une procédure ultérieure, la Cour faisait nécessairement référence au « témoignage incriminant », par opposition à celui qui n’est pas incriminant, car l’art. 13 ne vise que le premier.

[27]                         Prenons l’exemple patent de la personne qui, dans son récit des faits lors d’une procédure initiale, aurait témoigné s’être levée à 10 h, avoir déjeuné, être allée acheter un journal au dépanneur, puis être rentrée, et supposons que ces renseignements n’ont aucune incidence sur le vol qualifié qu’on lui reprochera d’avoir perpétré à 17 h le même jour.  Trois ans plus tard, à l’interrogatoire principal dans le cadre de son procès pour vol qualifié, elle affirme s’être levée à midi, n’avoir rien avalé et être restée chez elle jusqu’à 15 h.  En ce qui concerne le vol qualifié, elle admet s’être trouvée sur les lieux du crime, mais affirme qu’elle ne pouvait pas être l’auteur du vol, car les témoins ont tous affirmé que le voleur était vêtu de noir, alors qu’elle portait ce jour-là un manteau rose.

[28]                         Dans cet exemple, l’arrêt Henry n’empêcherait certainement pas le ministère public de contre-interroger le témoin sur les contradictions apparentes dans le compte rendu de ses activités matinales pour évaluer sa mémoire et, partant, sa crédibilité générale et la fiabilité de son témoignage, tout particulièrement quant à sa faculté de se rappeler quels vêtements elle portait au moment du vol qualifié.  L’utilisation d’un témoignage non incriminant pour attaquer la crédibilité d’un témoin ne donne pas lieu à l’application de l’art. 13.  Et j’estime que l’arrêt Henry ne prête pas à une autre interprétation, en dépit de l’impression contraire qui pourrait se dégager de certains passages.  Ainsi, le juge Binnie affirme, au par. 50, « je conclus donc que le témoignage antérieur forcé  [du témoin] doit être considéré, [. . .] sous le régime de l’art. 13 [. . .], comme inadmissible en preuve contre l’accusé, même dans le but manifeste d’attaquer sa crédibilité, et que son utilisation doit se limiter, selon les termes mêmes de l’art. 13, aux “poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires” » (en italique dans l’original).

[29]                         Bien que le juge Binnie emploie l’expression « témoignage antérieur forcé », l’art. 13 concerne le témoignage forcé « incriminant » obtenu antérieurement.  Il ne doit pas être interprété comme visant tout témoignage forcé, de quelque nature qu’il soit, — et certainement pas du témoignage forcé qui n’était incriminant ni au moment où il a été donné initialement, ni au procès ultérieur du témoin.  Or, la déposition de M. Nedelcu à l’interrogatoire préalable ne constitue pas un « témoignage incriminant » selon la définition qu’en donne le juge Binnie, soit « un élément qui “pourrait faire conclure au juge des faits que l’accusé est coupable du crime allégué” » (Henry, par. 25). 

[30]                         En l’espèce, le ministère public voulait utiliser le témoignage initial non incriminant de M. Nedelcu pour attaquer sa crédibilité.  L’utilisation de ce témoignage non incriminant à cette fin n’en fait pas un témoignage incriminant, c’est‑à‑dire un témoignage que le ministère public pourrait utiliser, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour prouver ou l’aider à prouver l’un ou plusieurs des éléments constitutifs des infractions reprochées à M. Nedelcu à son procès.  Pour cette raison, l’art. 13 ne s’applique pas.  En l’absence de « quid », l’État n’était pas tenu de fournir un « quo ».

[31]                         Mon collègue, le juge LeBel, conteste ma conclusion que l’art. 13 ne trouve pas application en l’espèce.  Selon lui, j’ai mal interprété l’arrêt Henry et mon interprétation de l’art. 13 est erronée.  Il prédit que l’interprétation que j’attribue à l’art. 13 mènera à la confusion et à l’imprévisibilité.  Les tribunaux seront submergés par des voir‑dire accaparants; la portée de l’art. 13 sera douteuse en théorie et incertaine en pratique; l’objectif du quid pro quo qui consiste à favoriser un témoignage complet et sincère sera compromis.

[32]                         Je traiterai brièvement de chacune de ces craintes.

[33]                         Toutefois, je voudrais d’abord répondre à la remarque selon laquelle mon interprétation de l’art. 13 n’a été soulevée par aucune partie ni aucun intervenant et « va directement à l’encontre des observations présentées par le procureur du ministère public devant la Cour » (par. 127). 

[34]                         Au paragraphe 56 de leur mémoire, Mes Fairburn et Schwartz, représentant le ministère public, ont écrit ce qui suit :

                    [traduction]  Il n’existe pas la moindre possibilité que le témoignage donné par M. Nedelcu à l’enquête préalable l’incrimine.  Perçu comme il se doit, son témoignage à l’enquête préalable ne constitue pas une preuve : Je ne me souviens de rien.  On peut se demander si la common law lui aurait permis d’invoquer son droit au silence relativement à ce témoignage qui ne constitue pas une preuve.  Qu’y a‑t‑il d’incriminant dans le fait de ne se souvenir de rien?  Absolument rien.  Si l’interprétation de l’art. 13 découlant de l’arrêt Henry s’étend même à un témoignage qui ne constitue pas une preuve, par l’intermédiaire de la contrainte, nous soutenons respectueusement qu’il faut y voir un signe qu’un changement s’impose.  [En italique dans l’original; je souligne; note de bas de page omise.]

[35]                         Mes motifs traitent précisément de cette question.  Ils disent clairement que l’arrêt Henry n’a pas étendu la portée de la protection offerte par l’art. 13 pour qu’elle s’applique à un témoignage non incriminant — et ceux qui le penseraient font erreur.  Si certains aimeraient faire abstraction des mots « témoignage incriminant » en interprétant l’art. 13, la Cour n’a rien fait de semblable dans Henry

[36]                         Examinons maintenant la prédiction de mon collègue selon laquelle mon interprétation de l’art. 13 créera de l’incertitude et générera des voir‑dire accaparants.  Contrairement à mon collègue, je m’attends à ce que les juges présidant un procès n’aient pas vraiment de difficulté à déterminer si le témoignage donné par l’accusé à titre de témoin dans une instance antérieure est un témoignage « incriminant » — c’est‑à‑dire un témoignage que le ministère public pourrait utiliser, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour démontrer la culpabilité du témoin.

[37]                         Le critère que je propose ne confère aucun pouvoir discrétionnaire au juge du procès.  La seule tâche additionnelle dont le tribunal devra s’acquitter consistera à déterminer si le témoignage est incriminant ou non — ce qui ne devrait pas vraiment être ardu ni accaparant.  Dans les cas où le ministère public désire produire un témoignage qu’il pourrait utiliser, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour démontrer la culpabilité du témoin — c’est‑à‑dire, pour prouver ou pour l’aider à prouver l’un ou plusieurs des éléments constitutifs de l’infraction reprochée au témoin à son procès —, ce témoignage ne sera pas admissible à quelque fin que ce soit, par application de l’art. 13 (sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires).

[38]                         En somme, je suis persuadé que les juges seront loin d’avoir à tenir une avalanche de voir-dire lors du procès et qu’ils n’auront guère de difficulté à déterminer si un témoignage que le ministère public entend utiliser est « incriminant » en appliquant le critère que j’ai décrit.

[39]                         J’arrive maintenant à la dernière crainte exprimée par mon collègue — la crainte que l’objectif du quid pro quo, qui consiste à favoriser un témoignage complet et sincère, soit compromis si l’art. 13 reçoit l’interprétation que je propose. 

[40]                         Soit dit en toute déférence, je ne partage pas cette crainte.  Un témoignage complet et sincère présuppose que le témoin veut dire la vérité, mais qu’il a peur de la révéler de crainte que son témoignage soit utilisé pour l’incriminer dans une procédure ultérieure.  Il ne présuppose pas que le témoin a la ferme intention de faire un faux témoignage.

[41]                         Quoi qu’il en soit, selon mon interprétation de l’art. 13, ni le témoin sincère ni le parjure n’ont à s’inquiéter de la possibilité que leur témoignage incriminant donné dans une procédure antérieure soit utilisé contre eux, à quelque fin que ce soit, dans une procédure ultérieure (le parjure ne devrait s’inquiéter que d’une éventuelle poursuite pour parjure ou pour témoignages contradictoires).  Par conséquent, le témoin qui veut sincèrement dire la vérité — c’est‑à‑dire donner un témoignage complet et sincère — n’a pas à s’inquiéter des répercussions de son témoignage, quelles qu’elles soient.  Il bénéficiera de la pleine protection offerte par l’art. 13 et le marché visé par cette disposition sera respecté. 

[42]                         Je ne nie pas la possibilité que mon interprétation de l’art. 13 puisse, ne serait‑ce que légèrement, porter atteinte à la clarté et à la prévisibilité auxquelles mon collègue attache la plus haute importance.  Certes, la clarté et la prévisibilité sont des objectifs louables, mais leur poursuite ne saurait justifier que l’on récrive l’art. 13 pour en retrancher des mots déterminants dont la suppression modifierait le sens de cette disposition et étendrait indûment la portée de la protection qu’elle offre au‑delà des fins qu’elle est censée servir.

[43]                         Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler l’ordonnance prescrivant la tenue d’un nouveau procès et de rétablir la déclaration de culpabilité quant au chef de conduite dangereuse causant des lésions corporelles.

                    Version française des motifs des juges LeBel, Fish et Cromwell rendus par

[44]                         Le juge LeBel (dissident) — Le droit de ne pas s’incriminer constitue un principe fondamental de notre système de justice et il est consacré dans la Charte canadienne des droits et libertés , dont l’art. 13 garantit plus particulièrement le droit de ne pas être contraint de témoigner contre soi‑même.  Cette disposition interdit que le témoignage donné par une personne dans une instance quelconque soit utilisé contre elle dans une procédure ultérieure.  Ce droit protégé par la Charte  a donné lieu à une abondante jurisprudence de notre Cour, dont le dernier arrêt majeur à ce sujet est R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609.

[45]                         Le ministère public demande à notre Cour de reconsidérer les principes relatifs à l’art. 13 qu’elle a adoptés à l’unanimité dans Henry.  Pour les motifs qui suivent, je m’abstiendrai de le faire.  Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi. 

I.       Introduction

[46]                         Le pourvoi découle d’un verdict de culpabilité prononcé contre l’intimé pour conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles ((2007), 60 M.V.R. (5th) 186).  La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé ce verdict et ordonné la tenue d’un nouveau procès sur le fondement de l’arrêt Henry de notre Cour (2011 ONCA 143, 276 O.A.C. 106).

[47]                         À son procès criminel, l’intimé a été contre‑interrogé sur des déclarations antérieures incompatibles qu’il avait faites à l’interrogatoire préalable dans une action en responsabilité délictuelle intentée contre lui relativement au même incident.  À l’issue du contre‑interrogatoire, il est apparu clairement à toutes les parties (y compris à son propre avocat) et au juge du procès que l’ensemble de son témoignage n’était pas fiable et devait être écarté.  Il a été déclaré coupable de conduite dangereuse.

[48]                         Il s’agit de savoir si, au procès criminel, le ministère public pouvait contre‑interroger l’intimé relativement à ses déclarations faites à l’interrogatoire préalable dans une action civile, sans porter atteinte à son droit de ne pas s’incriminer.  À mon avis, la Cour d’appel a correctement appliqué l’arrêt Henry en statuant qu’il ne pouvait pas être contre‑interrogé sur ces déclarations.  Par conséquent, le pourvoi doit être rejeté.

II.     Les faits

[49]                         L’intimé et la victime travaillaient ensemble.  Après le travail, un soir vers 18 h 30, l’intimé a fait monter la victime sur sa motocyclette pour lui faire faire un tour sur la propriété de leur employeur.  La motocyclette a percuté la bordure de trottoir, et ils ont tous deux été projetés sur le sol.  La victime ne portait pas de casque et a subi des lésions cérébrales permanentes.  L’intimé a été hospitalisé jusqu’au lendemain pour des blessures mineures. 

[50]                         L’intimé a été accusé de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles et de conduite avec facultés affaiblies ayant causé des lésions corporelles.  Il a également été poursuivi au civil par la victime et sa famille.  À l’interrogatoire préalable dans le cadre de cette instance civile, il a affirmé ne pas se souvenir de ce qui était survenu entre 17 h le jour de l’accident et son réveil à l’hôpital le lendemain à 11 h.  Toutefois, quatorze mois plus tard, à son procès criminel, il a donné un compte rendu détaillé de l’accident et des faits qui l’avaient précédé. 

[51]                         Le ministère public a demandé l’autorisation de contre‑interroger l’intimé sur ses dépositions recueillies à l’interrogatoire préalable.  Après avoir tenu un voir‑dire, le juge du procès a décidé que la poursuite pouvait confronter l’intimé à ses déclarations antérieures dans le but d’attaquer sa crédibilité.  À l’issue du procès, l’intimé a été déclaré coupable de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles.  Se fondant sur l’arrêt Henry, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision du juge du procès, annulé la déclaration de culpabilité de l’intimé et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

III.    L’historique judiciaire

A.     Cour supérieure de justice

         (1)      L’accusation

[52]                         L’intimé a témoigné pour sa propre défense.  Il a alors donné un compte rendu détaillé des faits survenus ce jour‑là, avant et pendant l’accident.  Contre‑interrogé sur son souvenir des événements, il a affirmé : [traduction] « Je me souviens d’environ 90 à 95 pour 100 de ce qui s’est passé » (d.a., vol. II, p. 215).

[53]                         Avant le contre‑interrogatoire, un agent de police a remis à l’avocate du ministère public une transcription — qu’il avait apparemment obtenue de l’avocat de la victime — de l’interrogatoire préalable de l’intimé tenu dans le cadre de l’action civile.  Selon la transcription, l’intimé avait affirmé lors de l’interrogatoire préalable n’avoir gardé aucun souvenir de l’accident :

                    [traduction]

                    Q.  Et quand avez‑vous vu Victor pour la première fois le 30 juillet 2004?

                    R.  Quand je l’ai vu?

                    Q.  Pour la première fois.

                    R.  Je ne l’ai pas vu ce soir-là.  Il est venu vers 17 h, mais je ne me souviens de rien même avant qu’il arrive, alors . . . les dernières choses dont je me souviens c’est qu’il était 17 h quand j’ai fini un travail sur la chaîne.  Je ne me rappelle pas être allé à l’atelier.  Je ne me rappelle . . . ne me rappelle pas avoir rangé mes outils.  Je ne me rappelle pas quand nous avons bu ensemble après.

                    Q.  Avez‑vous un souvenir de ce qui s’est passé après 17 h . . . ou, désolé. Quel est votre premier souvenir après 17 h le 30 juillet?

                    R.  Onze heures le lendemain quand j’étais à l’hôpital. 

                    Q.  Alors, le 31 juillet?

                    R.  Exact.

                    Q.  Onze heures du matin ou du soir?

                    R.  Le matin quand je suis sorti de la salle d’urgence.  Peu après, ils m’ont sorti de là. . . . 10 h 30, 11 h.  Je ne suis pas certain.  [d.a., vol. I, p. 99]

[54]                         À la fin du contre-interrogatoire, compte tenu du témoignage contradictoire de l’intimé sur son souvenir des événements, l’avocate du ministère public a demandé l’autorisation de contre-interroger l’intimé sur sa déposition recueillie à l’interrogatoire préalable.

         (2)      La décision rendue lors du voir-dire (Cour supérieure de justice de l’Ontario (2007), 41 C.P.C. (6th) 357)

[55]                         Après avoir examiné l’arrêt Henry, le juge du procès a conclu que la protection offerte par l’art. 13 ne s’applique que si le témoignage antérieur a été forcé et qu’elle ne peut pas être invoquée s’il a été donné volontairement.

[56]                         En déterminant si le témoignage antérieur avait été forcé en l’espèce, le juge a signalé que les parties à une action civile en Ontario sont tenues de se soumettre à un interrogatoire préalable et de répondre sous serment, et que l’interrogatoire préalable constitue donc un témoignage forcé suivant les Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194.  Toutefois, à son avis, le témoignage donné dans une instance civile se distingue de celui donné dans une instance criminelle. 

[57]                         Selon le juge du procès, il faut tenir compte des différences dans la nature, l’objet et la philosophie d’une procédure civile et ceux d’une procédure criminelle lorsqu’il s’agit d’appliquer la Charte  pour écarter des éléments de preuve obtenus dans une action civile.  Alors que l’interrogatoire préalable en matière civile vise à éliminer les questions qui ne sont pas réellement litigieuses, à garantir la communication de tous les éléments de preuve pertinents et à mettre au jour les demandes dénuées de fondement, l’enquête criminelle a [traduction] « une fin publique, axée sur la justice » (par. 24).

[58]                         Le juge du procès a cité et approuvé un passage de l’arrêt British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3, dans lequel notre Cour a déclaré que, pour être reconnu comme ayant une « fin publique valide », le témoignage forcé au cours de poursuites criminelles doit viser à obtenir une preuve utile à ces poursuites (par. 24).  Renvoyant à l’arrêt Henry de notre Cour, il a affirmé que l’art. 13 devait être analysé en fonction de son objet, à la lumière du « marché », aussi appelé « quid pro quo », qui est au cœur de l’art. 13 et qui protège le témoin forcé de témoigner.  Le juge a expliqué ainsi ce marché : [traduction] « . . . lorsqu’une personne est forcée de témoigner dans une procédure judiciaire et risque de s’incriminer, cette disposition la protège contre l’utilisation subséquente de ce témoignage contre elle » (par. 13).  Cependant, à son avis, « l’exercice de l’interrogatoire préalable axé sur la découverte des faits — même s’il est exigé par la loi — ne comporte pas les caractéristiques de l’incrimination forcée imposée par l’État dont il était question dans [Henry] » (par. 26).  Le juge estimait donc que, vu l’absence de marché avec l’État, l’art. 13  de la Charte  n’empêchait pas l’utilisation de la déposition de l’accusé à l’interrogatoire préalable dans le but d’attaquer sa crédibilité :

                    [traduction]  La déposition antérieure faite par M. Nedelcu à l’interrogatoire préalable peut être pertinente pour l’appréciation de sa crédibilité, puisqu’elle semble contredire son témoignage au procès.  Elle est réputée constituer un compte rendu fidèle de l’interrogatoire préalable, car un sténographe judiciaire qualifié a attesté qu’il s’agit de la transcription exacte de ce qu’a dit M. Nedelcu.  Celui‑ci n’a pas contesté l’exactitude de la transcription.  Le ministère public veut l’utiliser dans le but permis d’évaluer la crédibilité de M. Nedelcu et non dans le but proscrit de l’incriminer.  Je suis donc d’avis que l’art. 13  de la Charte  n’interdit pas l’utilisation de ce témoignage.  [par. 49]

De l’avis du juge du procès, l’art. 13 n’interdisait pas l’utilisation du témoignage antérieur de l’intimé pour évaluer sa crédibilité.  Je signale que le ministère public reconnaît que le juge du procès a commis une erreur dans son application de l’art. 13.  Les deux parties conviennent que l’art. 13 s’applique au témoignage forcé donné dans toute instance, que la déposition faite dans la procédure initiale ait été utile ou non au ministère public : voir m.a., par. 44-47, et m.i., par. 30.

[59]                         Enfin, selon le juge du procès, écarter la déclaration antérieure incompatible en l’espèce pourrait entraîner des conséquences [traduction] « très néfastes » (par. 50), car l’accusé pourrait donner un témoignage différent dans l’instance civile et dans l’instance pénale intentées contre lui.  Il pourrait, « en toute impunité, façonner sa preuve de manière à répondre à ses besoins dans chaque instance » (par. 50).

[60]                         Le juge du procès a donc accueilli la demande du ministère public de contre-interroger l’intimé sur son témoignage antérieur donné à l’enquête préalable dans l’action civile.

         (3)      Le verdict ((2007), 60 M.V.R. (5th) 186)

[61]                         Le juge du procès a acquitté l’intimé sur le chef de conduite avec facultés affaiblies, mais l’a déclaré coupable de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles.  Le juge a expliqué en ces termes l’incidence du contre‑interrogatoire du ministère public sur la crédibilité de l’intimé :

                              [traduction] L’avocat de M. Nedelcu admet l’évidence quant à la crédibilité de son client.  Au procès, M. Nedelcu a relaté, seconde par seconde, la balade en motocyclette, le trajet emprunté, la vitesse de la motocyclette à plusieurs endroits, quand et où il avait changé de vitesse, quand il avait appliqué les freins et les manœuvres qu’il avait exécutées lorsqu’il avait senti la motocyclette sur le point de tomber.  Il a attribué la cause de l’accident à M. Perdon, qui, selon lui, l’avait saisi à l’épaule, et s’était penché dans la mauvaise direction.  Or, lors de l’interrogatoire préalable dans le cadre de l’action civile connexe instituée par M. Perdon, M. Nedelcu a affirmé n’avoir absolument aucun souvenir de cette balade à partir du moment où ils sont montés sur la motocyclette jusqu’au moment où il s’est réveillé à l’hôpital le lendemain.

. . .

           Par conséquent, je n’ai aucune difficulté à accepter la position de son avocat, portant que l’ensemble du témoignage de M. Nedelcu n’est pas fiable.  Je n’ajoute pas foi à son compte rendu des faits survenus avant et pendant le tour de motocyclette et son témoignage ne laisse dans mon esprit aucun doute raisonnable sur sa culpabilité à l’égard de l’une ou l’autre des accusations . . . [par. 13 et 15]

B.     Cour d’appel de l’Ontario (2011 ONCA 143, 276 O.A.C. 106)

[62]                         La Cour d’appel commence par faire remarquer que notre Cour s’est prononcée la dernière fois sur l’art. 13 dans l’arrêt Henry, où elle a réexaminé sa jurisprudence à ce sujet.  Elle souligne que la Cour y a cité un passage de l’arrêt Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, p. 358, indiquant que l’objet de l’art. 13 est de protéger les individus contre l’obligation indirecte de s’incriminer, pour veiller à ce que la poursuite ne soit pas en mesure de faire indirectement ce que l’al. 11 c )  de la Charte  interdit.

[63]                         S’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Armstrong rappelle que notre Cour a abandonné, dans Henry, la distinction établie dans des arrêts antérieurs entre l’utilisation d’un témoignage antérieur pour incriminer l’accusé et l’utilisation d’un témoignage antérieur pour attaquer sa crédibilité, parce que cette distinction était irréaliste.  De plus, suivant Henry, la protection conférée par l’art. 13 ne s’applique qu’au témoignage forcé. 

[64]                         Le juge Armstrong conclut que l’intimé a été « forcé » de témoigner à l’interrogatoire préalable.  Certes, l’intimé aurait pu prendre des mesures pour éviter de témoigner, notamment en demandant le sursis de l’action civile ou l’ajournement de l’interrogatoire préalable jusqu’à l’issue de l’instance criminelle, mais la Cour d’appel souligne que de telles demandes ne sont accueillies que dans des circonstances exceptionnelles, qui n’existaient pas en l’espèce.

[65]                         Selon la Cour d’appel, le juge du procès a commis une erreur dans son analyse du marché.  De l’avis du juge Armstrong, rien dans la jurisprudence ne permet de conclure que la protection prévue à l’art. 13 n’est applicable que lorsqu’un témoignage antérieur a été [traduction] « utile au ministère public » (par. 31).  Si c’était le cas, cette disposition ne s’appliquerait qu’aux instances auxquelles le ministère public était une partie.  Or, l’art. 13 ne précise pas que son application se limite à un type d’instance : « [c]hacun a droit à ce qu’aucun témoignage [. . .] qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures ».

[66]                         La Cour d’appel conclut en outre que la déposition fournie par l’intimé à l’interrogatoire préalable ne visait pas à [traduction] « favoriser son propre intérêt personnel dans l’action civile intentée contre lui », comme l’estimait le juge du procès.  L’intimé, en sa qualité de défendeur dans l’action civile, « a été contraint de témoigner à l’interrogatoire préalable uniquement à l’avantage des demandeurs » (par. 32).

[67]                         Se fondant sur des observations des juges majoritaires dans R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433, et sur les motifs dissidents dans Dubois, la Cour d’appel conclut que la distinction entre un interrogatoire en matière criminelle et un interrogatoire en matière civile n’est pas pertinente en l’espèce et que point n’est besoin de décider si la jurisprudence mentionnée par le juge du procès appuie cette distinction.

[68]                         Enfin, la Cour d’appel rejette l’argument du ministère public portant que les observations du juge Binnie, au par. 41 de l’arrêt Juman c. Doucette, 2008 CSC 8, [2008] 1 R.C.S. 157, permettent de régler le sort de l’appel.  Quoique, dans Juman, notre Cour y ait cité les motifs du juge du procès sur le voir-dire en l’espèce, le juge Armstrong précise que l’arrêt Juman concernait la portée de la règle de l’engagement implicite en Colombie‑Britannique.  Le juge Armstrong ajoute que notre Cour y a examiné les catégories générales d’exceptions à la règle de l’engagement implicite.  La quatrième catégorie, dans laquelle la décision de première instance en l’espèce a été classée, s’intitule « Mise en cause de la crédibilité d’un témoignage contradictoire ».  Il n’était pas question de la Charte  dans cette partie de l’arrêt, et le juge Armstrong souligne que la Cour n’était saisie en fait d’aucune question relative à la Charte  dans Juman. Puisque l’arrêt Juman ne portait pas sur l’art. 13, la Cour d’appel conclut ainsi : [traduction] « L’arrêt Juman ne modifie en rien la ratio decidendi dans Henry et il n’y a donc rien qui en empêche l’application en l’espèce » (par. 45).

[69]                         La Cour d’appel a accueilli l’appel, annulé la déclaration de culpabilité prononcée contre l’intimé et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

IV.    Analyse

A.     Les questions en litige et les positions des parties

[70]                         Le ministère public présente deux moyens principaux.  Premièrement, le ministère public soutient que l’arrêt Henry ne devrait pas s’appliquer en l’espèce, parce que le témoignage donné par l’intimé à l’interrogatoire préalable dans l’instance civile n’est pas un témoignage « forcé » au sens de l’arrêt Henry.  Subsidiairement, elle fait valoir que l’arrêt Henry devrait être écarté et que notre Cour devrait rétablir la distinction entre l’utilisation d’un témoignage antérieur pour attaquer la crédibilité de l’accusé et son utilisation pour l’incriminer. 

[71]                         L’intimé affirme, comme on pouvait s’y attendre, que l’approche établie dans Henry s’applique en l’espèce, puisqu’il a été forcé de témoigner lors de l’interrogatoire préalable.  Il soutient aussi que l’arrêt Henry ne devrait pas être reconsidéré.

[72]                         Par conséquent, notre Cour doit déterminer si l’intimé a été « forcé » de témoigner au sens de l’arrêt Henry lors de l’interrogatoire préalable dans son procès civil et si notre Cour devrait écarter les principes établis dans Henry ou les reconsidérer d’une quelconque façon. 

[73]                         Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que l’intimé était forcé de témoigner lors de l’interrogatoire préalable au civil, au sens de l’arrêt Henry, et que cet arrêt ne devrait être ni modifié ni écarté.  Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.  

B.     La garantie constitutionnelle contre l’auto‑incrimination

[74]                         La garantie contre l’auto‑incrimination est l’un des principes fondamentaux de notre système de justice pénale.  Comme l’a fait remarquer le juge Binnie dans Henry, par. 2, elle tire ses origines historiques de [traduction] « la répugnance suscitée par les anciennes cours de la Chambre étoilée, qui détenaient des personnes suspectées d’être des ennemis de l’État simplement sur la base de soupçons, les forçaient à prêter serment et exigeaient qu’elles répondent à des questions sous peine de sanction » : voir D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (6e éd. 2011), p. 283.  De nos jours, le droit de ne pas s’incriminer est étroitement lié au droit de garder le silence face à son accusateur, à la présomption d’innocence et à la notion que le ministère public doit prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable sans l’aide de l’accusé.

[75]                         Il existe deux sortes d’auto‑incrimination : l’auto‑incrimination testimoniale et l’auto‑incrimination non testimoniale.  L’auto‑incrimination testimoniale s’entend du fait d’utiliser le témoignage oral de l’accusé contre lui, soit en le forçant à témoigner dans son propre procès (ce qui est interdit par l’al. 11 c )  de la Charte ), soit en utilisant le témoignage antérieur de l’accusé dans une autre instance (ce qui est interdit par l’art. 13  de la Charte ).  L’auto‑incrimination non testimoniale s’entend de la production d’autres types d’éléments de preuve incriminants par l’accusé, comme des échantillons de sang et des lectures d’alcootest : voir, p. ex., Attorney General for Quebec c. Begin, [1955] R.C.S. 593; Curr c. La Reine, [1972] R.C.S. 889.  En l’espèce, il s’agit d’auto‑incrimination testimoniale, plus précisément du droit consacré à l’art. 13.

[76]                         Avant l’entrée en vigueur de la Charte , la protection contre l’auto‑incrimination testimoniale était prévue à l’art. 5  de la Loi sur la preuve au Canada , L.R.C. 1985, ch. C-5 .  En voici le libellé actuel :

                           5. (1)  Nul témoin n’est exempté de répondre à une question pour le motif que la réponse à cette question pourrait tendre à l’incriminer, ou pourrait tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit.

                           (2)     Lorsque, relativement à une question, un témoin s’oppose à répondre pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l’incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit, et si, sans la présente loi ou toute loi provinciale, ce témoin eût été dispensé de répondre à cette question, alors, bien que ce témoin soit en vertu de la présente loi ou d’une loi provinciale forcé de répondre, sa réponse ne peut être invoquée et n’est pas admissible en preuve contre lui dans une instruction ou procédure pénale exercée contre lui par la suite, sauf dans le cas de poursuite pour parjure en rendant ce témoignage ou pour témoignage contradictoire.

[77]                         Par conséquent, le par. 5(1) oblige un témoin à répondre à toute question qui lui est posée, peu importe que la réponse soit incriminante ou établisse sa responsabilité civile.  En contrepartie, le par. 5(2) offre une protection contre l’utilisation subséquente de cette preuve en vue d’incriminer le témoin.  Ce « marché » est ce qu’il est maintenant convenu d’appeler un quid pro quo.

[78]                         Il est évident que les rédacteurs de la Charte  ont examiné l’art. 5  de la Loi sur la preuve au Canada  lors de la formulation de l’art. 13.  Comme le juge Binnie l’a affirmé dans Henry, il y a un « consensus sur le fait que l’art. 13 vise à élargir la protection prévue à l’art. 5  de la Loi sur la preuve au Canada  » (par. 23).  Se fondant sur des énoncés formulés dans les arrêts Dubois et Noël, le juge Binnie a également confirmé que l’application de l’art. 13 ne se limite pas aux questions auxquelles un témoin aurait peut‑être pu refuser de répondre selon la common law et que cette disposition est étroitement liée (sans toutefois se limiter nécessairement) au rôle et à la fonction traditionnels de l’art. 5  de la Loi sur la preuve au Canada .  Même si le par. 5(2)  exige que le témoin invoque expressément la protection qu’il confère, l’art. 13 ne pose pas cette exigence.  L’article 13  de la Charte  a donc une application plus large que l’art. 5  de la Loi sur la preuve au Canada , comme l’a souligné la juge Arbour dans Noël, par. 53, commentant l’arrêt R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272 :

                    Il s’agissait d’une affaire où il est peu probable que l’accusé aurait sollicité la protection de la Loi sur la preuve au Canada  lorsqu’il a témoigné la première fois puisque son témoignage ne « tend[ait] [pas] à l’incriminer » lorsqu’il l’a offert.  En ce sens, l’art. 13 étend la protection légale, en parfaite harmonie avec la vaste protection constitutionnelle contre l’autoincrimination forcée.  [Je souligne.]

[79]                         L’article 13  de la Charte  se lit comme suit :

                           13.    Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

[80]                         La dernière décision majeure que notre Cour a rendue sur l’application de l’art. 13 est l’arrêt Henry.  Afin d’établir si nous devrions reconsidérer l’approche alors adoptée, il nous faut examiner de plus près ce qui a été réellement décidé dans Henry.

C.     L’arrêt Henry 

[81]                         Comme je l’ai affirmé au début, l’art. 13  de la Charte  s’est révélé difficile à appliquer pour les tribunaux, et même notre Cour a essayé de trouver tant bien que mal des façons d’en définir les limites de façon uniforme.  Les discordances dans la jurisprudence ont amené notre Cour à prononcer l’arrêt Henry en 2005.  Cet arrêt unanime visait à présenter une approche unifiée à l’égard de l’art. 13, fondée sur la justification historique qui le sous-tend, soit le quid pro quo.   

[82]                         Dans l’affaire Henry, la version des faits donnée sous serment par les appelants à leur nouveau procès pour meurtre au premier degré différait de celle qu’ils avaient présentée cinq ans plus tôt lors de leur premier procès.  Lors du deuxième procès, ils ont été contre‑interrogés sur leurs déclarations antérieures incompatibles et ils ont à nouveau été déclarés coupables de meurtre au premier degré.  Ils ont interjeté appel, soutenant que cette utilisation de leurs déclarations antérieures portait atteinte aux droits que leur garantissait l’art. 13.

[83]                         Le juge Binnie, s’exprimant au nom de notre Cour, a commencé son analyse en précisant que « [l]e thème constant de la jurisprudence relative à l’art. 13 est que “l’objet de l’art. 13 [. . .] est de protéger les individus contre l’obligation indirecte de s’incriminer” » (par. 22, citant Dubois, p. 358).  Pour donner le ton à l’analyse qui allait suivre, il a cité la juge Arbour dans Noël :

                             L’article 13 incorpore une protection légale contre l’auto-incrimination forcée établie de longue date en droit canadien, et la meilleure façon de l’interpréter est de l’examiner en regard de l’art. 5  de la Loi sur la preuve au Canada .  À l’instar de la protection légale, la protection constitutionnelle représente ce que le juge Fish a qualifié de quid pro quo, ou contrepartie : lorsqu’un témoin contraint de déposer au cours d’une procédure judiciaire risque de s’auto-incriminer, l’État lui offre une protection contre l’utilisation subséquente de cette preuve contre lui en échange de son témoignage complet et sincère.  [Les soulignements sont du juge Binnie; par. 21.]

[84]                         En ce qui concerne la portée de l’art. 13, le juge Binnie a rappelé que chacun a droit à ce qu’aucun « témoignage incriminant » ne soit utilisé « pour l’incriminer » dans d’autres procédures.  Pour expliquer le sens de l’expression « témoignage incriminant », il a cité l’arrêt R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618, dans lequel notre Cour l’a décrit, à la p. 633, comme un élément « qui “pourrait faire conclure au juge des faits que l’accusé est coupable du crime allégué” » (par. 25).

[85]                         En raison du manque de clarté de la jurisprudence sur l’art. 13 à l’époque, le juge Binnie a passé minutieusement en revue les arrêts de notre Cour portant sur l’art. 13.  Il a examiné la ratio decidendi de chaque arrêt et s’est demandé si celle‑ci était conforme au principe fondamental du quid pro quo qui sous‑tend l’art. 13.  

[86]                         Il s’est tout d’abord penché sur l’arrêt Dubois.  Dans cette affaire, l’accusé avait témoigné lors de son premier procès et avait admis certains faits.  Lors d’un nouveau procès pour la même infraction, il avait décidé de ne pas témoigner et de ne présenter aucune preuve.  Lors du nouveau procès, le ministère public a tenté de déposer en preuve le témoignage donné par l’accusé lors du premier procès.  Notre Cour a conclu que l’utilisation contre l’accusé de son témoignage antérieur constituerait une atteinte au droit que lui garantissait l’art. 13. 

[87]                         L’arrêt Dubois permet de tirer deux conclusions principales.  La première veut qu’un nouveau procès pour la même infraction soit considéré comme une « autre procédure » au sens de l’art. 13.  La deuxième — et la plus pertinente en l’espèce — est que « [l]e droit vise principalement les secondes procédures, la date où l’on cherche à utiliser le témoignage antérieur, plutôt que celle où il a été donné » (p. 361).  Par conséquent, notre Cour a confirmé que, bien que l’art. 13 mentionne la notion d’incrimination, il n’est pas nécessaire que le témoignage soit incriminant au moment où il est donné.  Eu égard à l’objet de cette disposition, la nature incriminante du témoignage doit s’évaluer seulement dans le contexte de la seconde procédure.  Ainsi, pour l’application de l’art. 13, tout témoignage que la poursuite présente dans le cadre de sa preuve à charge est un témoignage incriminant.

[88]                         Selon le juge Binnie, le résultat de l’arrêt Dubois était correct et il a refusé de le reconsidérer.

[89]                         Le juge Binnie a ensuite examiné l’affaire R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272, dans laquelle le ministère public avait voulu utiliser le témoignage incompatible donné par l’accusé à son premier procès en le contre-interrogeant dans le cadre de son nouveau procès.  L’accusé avait choisi de témoigner à ses deux procès et avait modifié sa version des faits entre le premier et le deuxième procès.  Dans l’arrêt Mannion, notre Cour a conclu que l’accusé ne pouvait pas être contre‑interrogé sur son témoignage antérieur.

[90]                         Le juge Binnie a noté que, dans Mannion, la Cour avait mis l’accent sur l’objet du contre‑interrogatoire (l’incrimination), plutôt que sur l’objet de l’art. 13 (la protection contre l’auto‑incrimination forcée).  Il a affirmé que, même si notre Cour avait conclu que la décision rendue dans Dubois dictait l’issue dans Mannion, elle n’avait pas fait de commentaire sur une distinction essentielle : le témoignage de M. Dubois à son deuxième procès était un témoignage forcé (puisqu’il avait choisi de ne pas témoigner), tandis que M. Mannion avait témoigné volontairement à ses deux procès. 

[91]                         Cette distinction était essentielle à la compréhension du principe du quid pro quo, qui sous‑tend l’art. 13, et donc à celle de l’application correcte de l’art. 13, comme le juge Binnie l’a expliqué, au par. 42 :

                    Dans Dubois, le ministère public voulait agir d’une façon qui aurait empiété sur le droit de l’accusé de ne pas témoigner.  Le dépôt du témoignage antérieur équivalait à une auto-incrimination forcée.  Cette contrainte était absente dans l’affaire Mannion, où l’accusé avait choisi librement de témoigner à ses deux procès.  La contrainte à l’origine de la contrepartie, qui constitue un élément essentiel de l’art. 13, n’existait pas.  Ce qui s’est produit au cours des 20 années écoulées depuis les arrêts Dubois et Mannion démontre qu’en s’éloignant de l’objet fondamental de l’art. 13, on tend à établir des distinctions et sous‑distinctions qui mènent à des impasses fonctionnelles.

L’une des distinctions menant à une telle impasse fonctionnelle était celle « entre attaquer la crédibilité de l’accusé et l’incriminer » (par. 42).

[92]                         Dans Henry, notre Cour a écarté Mannion pour trois motifs principaux.  Premièrement, cet arrêt n’était pas fondé sur le principe du quid pro quo sous‑jacent à l’objet de l’art. 13.  Deuxièmement, le défaut d’interpréter l’art. 13 en fonction de son objet avait créé des distinctions entre attaquer la crédibilité et incriminer l’accusé qui menaient en pratique à des impasses fonctionnelles.  Dans Henry, notre Cour a supprimé ces distinctions et a correctement remis l’accent sur le quid pro quo : un témoignage forcé en échange de la protection de l’art. 13 contre l’utilisation subséquente de ce témoignage contre l’accusé.  Troisièmement, l’arrêt Mannion avait établi une distinction injustifiée entre un accusé qui témoigne volontairement à son premier et à son deuxième procès et un accusé qui n’était pas un accusé, mais un témoin contraignable dans l’instance antérieure.  En revenant au quid pro quo, dans Henry, notre Cour a adopté une solution bien équilibrée : elle a renforcé la protection qu’offre l’art. 13 au témoin contraignable, tout en refusant la protection de l’art. 13 à un accusé qui a témoigné de manière volontaire pour sa propre défense (par. 60).  Le juge Binnie a justifié cette approche en ces termes : 

                    Les accusés qui, sans y être contraints, décident de témoigner à leur nouveau procès pour y faire des déclarations incompatibles avec celles qu’ils ont faites volontairement à leur premier procès relativement à la même accusation n’ont pas besoin d’être protégés « contre l’obligation indirecte de s’incriminer », quel que soit le sens attribué à ce mot, et ils ne devraient pas bénéficier de la protection de l’art. 13.  [Soulignement omis; par. 47.]

[93]                         Le juge Binnie a ensuite examiné l’affaire Kuldip, dans laquelle l’accusé, comme dans Mannion, avait fait volontairement des déclarations incompatibles lors de son premier et de son deuxième procès.  Cependant, dans Kuldip, notre Cour avait fait une distinction entre ce jugement et l’arrêt Mannion pour le motif que le ministère public cherchait à contre‑interroger l’accusé sur son témoignage antérieur en vue d’attaquer sa crédibilité et non pour l’incriminer.  Sur le fondement de cette distinction, notre Cour a conclu, dans Kuldip, que le contre‑interrogatoire était autorisé. 

[94]                         Le juge Binnie a précisé que le résultat dans Kuldip était correct, mais pas pour les motifs que notre Cour avait énoncés.  Il était correct, car il n’y avait pas quid pro quo.  Il a réitéré que la distinction entre l’utilisation d’un témoignage antérieur en vue d’attaquer la crédibilité de l’accusé et son utilisation en vue de l’incriminer pose des problèmes en pratique.  Pour illustrer ce point de vue, il a cité l’opinion du juge Martin de la Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. Kuldip (1988), 40 C.C.C. (3d) 11, par. 35 :

                        [traduction]  J’estime en outre que même si le témoignage antérieur est visiblement utilisé dans le seul but d’attaquer la crédibilité de l’accusé, il n’en concourt pas moins à prouver les allégations du ministère public et, dans un sens large, il peut contribuer à établir la culpabilité.  Il est souvent difficile de faire la distinction entre un contre‑interrogatoire portant sur le témoignage antérieur de l’accusé en vue de l’incriminer et le même genre de contre‑interrogatoire en vue d’attaquer sa crédibilité.  Le tribunal qui, à partir des déclarations contradictoires d’un accusé, conclut que ce dernier a menti sciemment sur un point important, pourrait en inférer qu’il est coupable.  [Citant les motifs de la Cour d’appel, p. 23.]

[95]                         En fait, en l’espèce, le ministère public soutient qu’une poursuite pour parjure ou pour témoignages contradictoires [traduction] « ne constituerait pas une réparation adéquate pour un acquittement » (m.a., par. 75 (je souligne)).  En d’autres termes, le fait d’empêcher le juge des faits d’entendre le témoignage antérieur incompatible d’un accusé pourrait provoquer un acquittement.  Le ministère public reconnaît en conséquence que le témoignage utilisé à seule fin de miner la crédibilité peut faire la différence entre une déclaration de culpabilité et un acquittement.  Comment peut‑on alors affirmer que ce témoignage n’est pas « incriminant » au sens de l’art. 13?

[96]                         Le juge Binnie s’est aussi penché sur l’arrêt Noël.  Dans cette affaire, l’accusé avait été un témoin contraignable au procès de son frère pour meurtre et avait offert un témoignage qui l’impliquait dans l’infraction.  Lorsqu’il a été accusé par la suite, il a témoigné pour sa propre défense et a nié toute participation au meurtre.

[97]                         La juge Arbour, s’exprimant au nom des juges majoritaires dans Noël, a conclu que le contre‑interrogatoire sur le témoignage antérieur de l’accusé était inacceptable.  Ce faisant, elle a remis l’accent de l’analyse sur le quid pro quo :

                    . . . lorsqu’un témoin contraint de déposer au cours d’une procédure judiciaire risque de s’auto‑incriminer, l’État lui offre une protection contre l’utilisation subséquente de cette preuve contre lui en échange de son témoignage complet et sincère.  Si son témoignage n’est pas vraiment complet et sincère, le témoin peut être poursuivi pour parjure ou pour l’infraction connexe de témoignages contradictoires.  [Je souligne; par. 21.]

[98]                         Le juge Binnie a confirmé le bien-fondé de la décision Noël.  Cependant, il s’est distancié des commentaires de la juge Arbour selon lesquels le ministère public devrait être autorisé à contre-interroger un accusé sur un témoignage antérieur seulement « lorsqu’il est impossible que le jury puisse utiliser le contenu du témoignage antérieur pour inférer la culpabilité de l’accusé, sauf dans la mesure où la constatation que l’accusé a menti sous serment pourrait nuire à sa défense » (Noël, par. 54).  Le juge Binnie a plutôt conclu que, pour l’application de l’art. 13, le témoignage antérieur forcé doit être considéré « comme inadmissible en preuve contre l’accusé, même dans le but manifeste d’attaquer sa crédibilité, et que son utilisation doit se limiter, selon les termes mêmes de l’art. 13, aux “poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires” » (par. 50).

[99]                         Enfin, le juge Binnie a examiné l’affaire R. c. Allen, 2003 CSC 18, [2003] 1 R.C.S. 223, dont les faits étaient semblables à ceux en cause dans Noël.  Dans un jugement rendu oralement, notre Cour avait appliqué l’arrêt Noël, sans procéder à une longue analyse.  Comme dans l’affaire Noël, la décision était fondée sur le quid pro quo et a été confirmée dans Henry

[100]                     Comme nous pouvons le constater, deux thèmes importants directement pertinents en l’espèce se dégagent de l’arrêt Henry.  Le premier est que l’art. 13 ne s’applique que dans les cas où il y a quid pro quo.  Pour l’application de l’art. 13, il y a quid pro quo lorsqu’un témoin est contraint de témoigner en échange de la garantie que le ministère public n’utilisera pas ce témoignage contre lui dans une autre instance.  Le deuxième est que la distinction entre l’utilisation d’un témoignage antérieur pour attaquer la crédibilité de l’accusé et son utilisation pour l’incriminer devrait être abolie.  Je ferai de brefs commentaires sur ces deux points et sur la façon dont ils s’appliquent en l’espèce. 

D.     Le témoignage forcé

[101]                     Parmi les principaux moyens qu’il invoque, le ministère public prétend que, lors de l’interrogatoire préalable dans le cadre de l’action civile contre l’intimé, celui‑ci n’était pas « forcé » de témoigner au sens de l’arrêt Henry.  Le ministère public affirme que l’intimé n’était forcé de témoigner ni subjectivement, parce qu’il avait librement décidé de se soumettre à l’interrogatoire préalable [m.a., par. 36], ni objectivement, parce qu’il avait choisi de déposer une défense et donc de [traduction] « s’assujettir aux règles procédurales [. . .] aux termes desquelles il serait, seulement alors, contraint de témoigner » (m.a., par. 37).

[102]                     Bien que le juge Binnie n’ait pas examiné en détail ce qui constitue un témoignage « forcé » au sens de l’arrêt Henry, il a indiqué qu’un accusé qui choisit librement de témoigner à ses deux procès n’est pas un témoin « forcé » et ne bénéficie pas de la protection de l’art.  13 (par. 43).  Il a aussi ouvert une parenthèse pour préciser : « En l’espèce, il y a lieu de considérer la déposition d’un témoin contraignable comme un témoignage forcé même si le témoin n’a pas été assigné formellement » (par. 34 (je souligne)).

[103]                     L’observation du juge Binnie selon laquelle un accusé qui décide de témoigner est un témoin « volontaire » signifie simplement que, du fait qu’un accusé possède le droit de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même en vertu de l’al. 11 c )  de la Charte , celui qui choisit de témoigner renonce à son droit de ne pas être contraignable.  Par contre, un témoin qui dépose volontairement au procès de quelqu’un d’autre ne témoigne pas « volontairement » au sens de l’arrêt Henry, même s’il le fait de son plein gré, par exemple, pour aider l’accusé.  La différence est celle‑ci : un accusé qui témoigne volontairement renonce à un droit constitutionnel en choisissant de témoigner.  Tout autre témoin peut par ailleurs être forcé, ce qui signifie que le témoin est contraignable en vertu de la loi, qu’il témoigne « volontairement » ou non.  Ce point de vue est également confirmé par l’observation ci-après du juge Binnie : « . . . il y a lieu de considérer la déposition d’un témoin contraignable comme un témoignage forcé même si le témoin n’a pas été assigné formellement. »

[104]                     Par conséquent, le fait que l’intimé a librement décidé de se soumettre à l’interrogatoire préalable n’est pas pertinent.  Le caractère forcé d’un témoignage ne devrait pas être évalué suivant une norme subjective.  Il serait contraire aux principes établis d’accorder au témoin qui offre de témoigner de son plein gré un degré de protection moindre en vertu de la Charte  qu’au témoin qui est assigné ou autrement forcé de témoigner, dans le cas où ils auraient tous les deux pu être de toute façon forcés de témoigner en application de la loi.  Par conséquent, afin d’établir s’il y a quid pro quo dans un cas donné, le tribunal devrait vérifier si le témoin était contraignable en vertu de la loi, et non s’il se sentait subjectivement forcé de témoigner.  En l’espèce, la question pertinente est la suivante : l’intimé était‑il forcé, en vertu de la loi, de témoigner dans l’instance?

[105]                     Selon le deuxième moyen soulevé par le ministère public relativement à la contrainte, l’intimé n’a pas été objectivement forcé de témoigner parce qu’il avait choisi de déposer une défense et s’était donc assujetti de son plein gré aux exigences de l’interrogatoire préalable en matière civile.

[106]                     Ce moyen doit également être rejeté.  Premièrement, comme l’a fait remarquer l’intervenante l’Advocates’ Society, l’intégrité de la procédure civile de communication préalable pourrait être compromise si les tribunaux considéraient que les défendeurs dans une action civile ne sont pas des témoins « forcés » pour l’application de l’art. 13.  Les parties dans une instance criminelle pourraient alors trouver avantageux de ne pas coopérer dans une action civile, ce qui forcerait l’autre partie à obtenir une ordonnance pour les contraindre à témoigner lors de l’interrogatoire préalable.

[107]                     Qui plus est, cependant, il existe une raison de principe pour laquelle un défendeur qui témoigne dans le cadre d’une procédure civile de communication préalable constitue un témoin « forcé » pour l’application de l’art. 13.  Encore une fois, la question pertinente est la suivante : L’intimé était-il forcé, en vertu de la loi, de témoigner dans l’instance? En l’espèce, la disposition législative aux termes de laquelle le défendeur est contraint de se soumettre à un interrogatoire préalable, qu’il dépose ou non une défense, est la règle 31.04(2) des Règles de procédure civile :

                           31.04 . . .

                           (2)     La partie qui désire interroger au préalable un défendeur peut lui signifier un avis d’interrogatoire, conformément à la règle 34.04, ou un questionnaire, conformément à la règle 35.01, uniquement après :

                           a)        soit la remise de la défense par le défendeur et, à moins que les parties ne conviennent autrement, la signification d’un affidavit de documents par la partie interrogatrice;

                           b)       soit la constatation en défaut du défendeur.

[108]                     Par conséquent, le défaut de déposer une défense ne permet pas à l’intimé [traduction] « d’éviter de s’assujettir aux règles procédurales [. . .] aux termes desquelles il serait, seulement alors, contraint de témoigner », comme le fait valoir le ministère public (m.a., par. 37).  Si le défendeur avait omis de déposer une défense, le demandeur aurait pu le faire constater en défaut et l’obliger ensuite, en vertu de la règle 31.04(2)b), à être interrogé au préalable.  Je note que le fait que le demandeur ait ou non effectivement fait constater l’intimé en défaut n’est pas pertinent.  S’il importe peu pour l’application de l’art. 13 qu’un témoin, susceptible d’être forcé de témoigner en vertu de la loi, choisisse de le faire de son plein gré, il n’importe pas davantage qu’un demandeur n’utilise pas le pouvoir que lui confère la loi de contraindre un défendeur à se soumettre à un interrogatoire préalable.  Dans les deux cas, la loi offre un moyen de contraindre le témoin.  C’est ce qui rend un témoin contraignable.  Que ce moyen ait été utilisé ou non ne change pas le fait qu’il existe et qu’il aurait pu être utilisé.

[109]                     Je conclus donc que l’intimé était un témoin contraignable en vertu de la loi et, par conséquent, un témoin « forcé » au sens de l’arrêt Henry et pour l’application de l’art. 13.

E.      La Cour devrait-elle reconsidérer l’arrêt Henry?

[110]                     L’arrêt Henry établit clairement que la distinction entre l’utilisation d’un témoignage antérieur forcé pour attaquer la crédibilité de l’accusé et son utilisation pour l’incriminer mène à des impasses fonctionnelles.  Pour reprendre les propos du juge Martin dans Kuldip, même l’utilisation de supposées « déclarations innocentes » pour exposer des incompatibilités dans le témoignage d’un accusé [traduction] « n’en concourt pas moins à prouver les allégations du ministère public et, dans un sens large, [elle] peut contribuer à établir la culpabilité » (p. 23).  L’avocat de l’intimé a résumé cette préoccupation dans sa plaidoirie orale devant la Cour : [traduction] « . . . il n’existe pas réellement de distinction entre attaquer la crédibilité et incriminer l’accusé.  Si vous attaquez la crédibilité, vous servez la cause du ministère public.  Il peut être conclu à l’existence d’un sentiment de culpabilité » (transcription, p. 52). 

[111]                     Dans le contexte de l’art. 13, je conviens qu’on ne peut faire une pareille distinction en pratique.  Tout témoignage susceptible de concourir à prouver les allégations du ministère public, y compris celui qui est utilisé pour attaquer la crédibilité de l’accusé, aura un effet incriminant et doit donc être protégé par l’art. 13. 

[112]                     Il semble donc évident qu’une telle distinction n’est pas compatible avec l’objectif sous‑jacent de l’art. 13.  Il suffit de revenir aux décisions dans lesquelles cette distinction a été maintenue pour constater jusqu’à quel point elle a été appliquée en pratique de manière incohérente, voire parfois arbitraire.  Il y a incontestablement des accusés dont les droits garantis par l’art. 13 ont été indûment réduits par l’application de cette approche.  C’est pour cette raison que notre Cour a aboli cette distinction problématique dans l’arrêt Henry

[113]                     Les préoccupations exprimées dans Henry relativement à la différence entre l’utilisation d’un témoignage antérieur pour attaquer la crédibilité de l’accusé et son utilisation pour l’incriminer valent toujours.  Notre Cour devrait‑elle néanmoins reconsidérer l’arrêt Henry sur ce point?

[114]                     Dans Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, par. 58, notre Cour a réitéré à la majorité l’observation suivante faite par le juge Binnie dans Henry, par. 44, « . . . [l]a Cour doit se montrer particulièrement prudente avant d’écarter un précédent lorsque ce revirement a pour effet d’affaiblir une protection offerte par la Charte . »  Par ailleurs, les juges majoritaires dans l’arrêt Fraser ont fait remarquer que notre Cour ne devrait pas écarter à la légère l’un de ses propres arrêts, tout particulièrement si cet arrêt exprime l’avis réfléchi d’une majorité claire et, d’autant plus, s’il a un « caractère récent » (par. 57).  Dans l’arrêt Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721, le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la Cour, a cité en l’approuvant l’arrêt Fraser et a affirmé que, « [p]our que la cour envisage d’écarter un arrêt récent, elle doit avoir des motifs sérieux de croire que la décision est erronée » (par. 57). 

[115]                     À mon avis, il n’existe pas de motifs sérieux de croire que l’arrêt Henry est mal fondé.  Il n’existe pas non plus de motifs impérieux ni de raisons de principe justifiant que l’on réintroduise la distinction entre attaquer la crédibilité de l’accusé et l’incriminer, et que l’on réduise ainsi la portée de l’art. 13  de la Charte .  L’arrêt Henry est une décision assez récente et unanime de notre Cour, que les membres de la profession ont en grande partie accueillie favorablement parce qu’il permet un résultat prévisible et simplifie le droit dans ce domaine : voir, p. ex., H. Stewart, « Henry in the Supreme Court of Canada : Reorienting the s. 13 Right against Self‑incrimination » (2006), 34 C.R. (6th) 112; P. Sankoff, « R. v. Nedelcu :  The Role of Compulsion in Excluding Incriminating Prior Testimony under Section 13  of the Charter  »  (2011), 83 C.R. (6th) 55.

[116]                     Rien n’a changé depuis l’arrêt Henry et il ne devrait pas être reconsidéré. 

F.      Le problème des témoignages contradictoires : L’arrêt Henry s’applique‑t‑il?

[117]                     La justesse de l’arrêt Henry a maintenant été confirmée de nouveau.  Toutefois, il semble exister un argument voulant que la présente affaire soit une conséquence imprévue de l’arrêt Henry et que ce dernier ne puisse s’appliquer compte tenu des incompatibilités plutôt flagrantes dans le témoignage de l’intimé.

[118]                     Par exemple, le ministère public soutient que la protection de l’art. 13 contre l’utilisation d’un témoignage forcé à quelque fin que ce soit permet pratiquement à un accusé de façonner sa preuve comme il l’entend et de nuire ainsi à la fonction de recherche de la vérité d’un procès criminel.

[119]                     À cet argument, je réponds qu’en adoptant la Charte  nous avons choisi, en tant que société, d’établir un équilibre entre la fonction de recherche de la vérité et les droits de l’accusé.  Chaque jour, cette fonction doit être mise en équilibre avec d’autres objectifs importants, comme celui de préserver la réputation de l’administration de la justice par l’exclusion d’éléments de preuve obtenus de façon inconstitutionnelle. 

[120]                     Or, l’art. 13 ne constitue qu’un exemple des cas où la fonction de recherche de la vérité d’un procès criminel ne saurait être préservée à tout prix.  En l’espèce, l’art. 13 veut que la fonction de recherche de la vérité du procès criminel cède le pas au droit de l’accusé de ne pas s’incriminer.  Cette limite doit être examinée au regard de la pondération générale des intérêts consacrés dans la Charte .

[121]                     L’intervenant, le procureur général du Québec, a lui aussi exprimé des préoccupations quant à la fonction de recherche de la vérité d’un procès et a proposé une autre approche pour déterminer si un accusé peut être contre‑interrogé sur un témoignage antérieur.  De l’avis de cet intervenant, un voir-dire devrait être tenu dans tous les cas pour établir si la valeur probante du témoignage antérieur l’emporte sur ses effets préjudiciables. 

[122]                     Cette approche soulève au moins trois problèmes.  Premièrement, elle ajoute un niveau de complexité à un processus judiciaire déjà compliqué.  Deuxièmement, la Charte  n’impose pas le recours à une telle approche.  Troisièmement, et ce qui est le plus important, la pondération proposée par l’intervenant aurait pour effet, dans certains cas, de compromettre les droits que l’art. 13 garantit à l’accusé.  L’approche proposée par le procureur général du Québec est donc incompatible avec l’arrêt Henry.

[123]                     Un élément connexe est ce que je décrirais comme le désir du juge du procès d’éviter d’arriver à un résultat inacceptable.  Au paragraphe 18 de ses motifs sur le voir-dire, il reconnaît que le témoignage de l’intimé semble satisfaire à l’exigence de contraignabilité établie dans Henry; cependant, à son avis, appliquer cet arrêt sans tenir compte du contexte [traduction] « risquerait facilement de donner lieu à une forme de dissonance pratique et philosophique qui semble plutôt inusitée, voire même illogique, quant au résultat ».  Et au par. 50, il a souligné que, « si la présentation de la déposition est refusée, il pourrait s’ensuivre des conséquences très néfastes. [. . .] [L’accusé] pourrait, en toute impunité, façonner sa preuve de manière à répondre à ses besoins dans chaque instance. »  Dans le même ordre d’idées, le ministère public soulève la question suivante dans son mémoire : [traduction] « Pourquoi l’art. 13  de la Charte  [. . .] protègerait‑il [l’intimé] contre une attaque à sa crédibilité dans des circonstances où il existe une preuve claire qu’il a menti sous serment? » (par. 48).

[124]                     Dans Henry, notre Cour était pleinement consciente de cette question.  En éliminant la distinction entre attaquer la crédibilité de l’accusé et l’incriminer, notre Cour a explicitement ouvert la voie à ce type de résultat : 

                    . . . je conclus donc que le témoignage antérieur forcé doit être considéré, [. . .] sous le régime de l’art. 13 [. . .] comme inadmissible en preuve contre l’accusé, même dans le but manifeste d’attaquer sa crédibilité, et que son utilisation doit se limiter, selon les termes mêmes de l’art. 13, aux « poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires ».  [En italique dans l’original; je souligne; par. 50.]

Par conséquent, la présente affaire se situe clairement parmi les résultats qu’on attendait de l’arrêt Henry.

[125]                     Comme le juge Binnie l’a indiqué dans Henry, les témoignages antérieurs forcés peuvent être utilisés dans des « poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires ».  Le dépôt d’une accusation criminelle de parjure est la mesure à prendre à l’égard de témoins qui [traduction] « façonne[nt] [leur] preuve de manière à répondre à [leurs] besoins dans chaque instance », sans qu’il soit porté atteinte aux droits que la Charte  garantit à l’accusé.  Cette façon de faire maintient le respect envers l’administration de la justice, tout en préservant le droit que l’art. 13 confère à l’accusé.  Le témoin qui ne semble pas faire une déposition honnête n’est pas privé de la protection offerte par l’art. 13.  Bien que le quid pro quo vise à favoriser un témoignage complet et sincère, il ne s’agit pas d’un « contrat » conclu avec le témoin, qui peut être annulé si le témoin ment sous serment : voir Noël, par. 24.

G.     Nouvelle interprétation et rejet de l’arrêt Henry

[126]                     J’ai pris connaissance des motifs du juge Moldaver, mais, en toute déférence, je ne puis souscrire à l’interprétation qu’il donne de l’arrêt Henry.

[127]                     Premièrement, les motifs de la Cour dans l’arrêt Henry n’étayent pas l’interprétation de cet arrêt proposée par le juge Moldaver.  Deuxièmement, aucune partie ni aucun intervenant n’a soulevé cette interprétation.  En fait, celle‑ci va directement à l’encontre des observations présentées par le procureur du ministère public devant la Cour.  Le ministère public a reconnu qu’il ne pouvait pas obtenir gain de cause sans s’écarter de sa propre interprétation de l’arrêt Henry, à laquelle je souscris.  Comme l’a fait remarquer le procureur :

                         [traduction]  L’Ontario est ici aujourd’hui, à comprendre et à me laisser dire maintenant que l’arrêt Henry constitue un obstacle énorme dans le cadre du présent pourvoi.  J’en suis conscient.  [Je souligne; transcription, p. 2.]

[128]                     Troisièmement, l’approche adoptée par mon collègue atténue l’effet de l’arrêt Henry.  Comme je l’ai déjà mentionné dans mes motifs, l’arrêt Henry a été accueilli favorablement en raison de la prévisibilité et de la clarté qu’il a apportées dans un domaine du droit auparavant nébuleux.  Cette interprétation de l’arrêt Henry sèmera à nouveau la confusion autour de l’application de l’art. 13.  Elle créera de l’incertitude relativement aux droits que l’art. 13 garantit à l’accusé.

[129]                     À ma connaissance, depuis que notre Cour a prononcé l’arrêt Henry, aucun tribunal n’a tenté de déterminer si les déclarations d’un accusé étaient « innocentes » ou « incriminantes » pour décider si l’art. 13 s’appliquait ou non.  Les tribunaux devront maintenant tenir un voir‑dire pour répondre à cette question, ce qui aura pour effet d’alourdir le processus judiciaire et de rendre la portée de l’art. 13 douteuse en théorie et incertaine en pratique.  Une telle incertitude compromet l’objectif du quid pro quo qui consiste à favoriser le témoignage complet et sincère.  Sans savoir à l’avance comment leur témoignage pourrait être utilisé dans une procédure ultérieure, les témoins seront sans doute moins enclins à la sincérité, une conséquence qui va complètement à l’encontre du résultat voulu par la Cour dans Henry.  De plus, la portée de la protection dont les personnes qui ont été contraintes à témoigner bénéficiaient depuis l’arrêt Henry en vertu de l’art. 13 s’en trouvera assurément réduite.

[130]                     Dans Henry, le juge Binnie a reconnu l’importance de la prévisibilité à l’égard de l’application de l’art. 13.  À la fin de ses motifs, il a déclaré que l’interprétation proposée permettrait d’éviter « l’imprévisibilité inhérente à la distinction entre attaquer la crédibilité de quelqu’un et tenter de l’incriminer » (par. 60).  J’estime que l’interprétation proposée par mon collègue rétablit l’incertitude en redonnant effet à la distinction abandonnée entre le témoignage « inoffensif » et le témoignage « incriminant » pour l’application de l’art. 13.  Les témoins seront moins disposés à rendre un témoignage sincère s’ils ignorent, au moment où ils sont appelés à témoigner, si leur témoignage sera admissible contre eux dans le cadre d’une procédure ultérieure, et dans quelle mesure il le sera.

[131]                     L’arrêt Henry porte principalement sur la contrainte et non sur la nature du témoignage.  Mon collègue souligne à juste titre que l’art. 13 vise l’utilisation des « déclarations incriminantes » d’une personne pour « l’incriminer ».  Toutefois, notre Cour a déjà décidé dans Henry que la distinction entre l’utilisation d’un témoignage antérieur forcé pour attaquer la crédibilité d’une personne et son utilisation pour l’incriminer était irréaliste.  De même, le juge Binnie a conclu implicitement que la distinction entre les « déclarations incriminantes » et les « déclarations inoffensives » était également irréaliste, comme il l’explique, au par. 45 :

                    On se rappellera que, dans Noël, la Cour a déterminé quels contre-interrogatoires étaient permis en faisant référence au témoignage qui est « inoffensif » au procès initial et demeure « inoffensif » au moment où il est utilisé lors du nouveau procès, ouvrant ainsi la porte à l’examen de diverses combinaisons et permutations de déclarations inoffensives/incriminantes, incriminantes/inoffensives et incriminantes/incriminantes, un exercice de classification qui, s’il est exécuté individuellement pour chaque question, peut durer longtemps et donner un résultat imprévisible, comme le révèle l’examen des questions en litige en l’espèce.  [Je souligne.]  

Par conséquent, scruter le témoignage d’un accusé pour différencier ses déclarations « incriminantes » de ses déclarations « inoffensives », de façon à déterminer les questions sur lesquelles pourrait porter le contre‑interrogatoire, constituerait un exercice qui peut « durer longtemps » et « donner un résultat imprévisible ».  C’est l’approche retenue par la majorité et, à mon avis, elle va directement à l’encontre de l’arrêt Henry.

[132]                     Mon collègue semble disposé à reconnaître et à réaffirmer, en s’appuyant sur Henry, une dérogation au libellé strict de l’art. 13 à l’égard d’un témoignage antérieur forcé : un tel témoignage ne peut être invoqué à quelque fin que ce soit.  Il ne semble cependant pas prêt à reconnaître qu’il y a également lieu de déroger au libellé strict de l’art. 13 (et le juge Binnie l’a d’ailleurs dit dans l’arrêt Henry) selon la nature du témoignage qui donne naissance au quid pro quo.  Cette dérogation est nécessaire parce qu’il est aussi difficile, en pratique, de différencier un témoignage incriminant d’un témoignage inoffensif que de faire la distinction entre « attaquer la crédibilité » et « incriminer l’accusé ».

[133]                     En l’espèce, la procureure du ministère public a de façon involontaire, mais convaincante, démontré dans ses observations que la distinction proposée dans les motifs de mon collègue, bien qu’intéressante en théorie, mène à une impasse fonctionnelle en pratique :

                    [traduction]

                    Me PRENGER : . . Et comment, en fin de compte, je pense que c’est dans Kuldip où on dit essentiellement, vous savez, si c’est ainsi — et je pense que c’est probablement ce que vous voulez dire, Votre Honneur.  Si c’est une question qui touche au cœur de la crédibilité, il n’y a rien à faire pour éviter l’incrimination parce que ces facteurs sont reliés.

                    LA COUR : Hum-hum.

                    Me PRENGER : Et peut‑être, en ce qui concerne le cas de M. Nedelcu, lorsqu’il y a, à mon humble avis, une énorme contradiction, et même si la crédibilité est concernée directement, selon l’arrêt Henry, on pourra quand même lui accorder du poids, dans une certaine mesure, pour ce qui est de l’incrimination.

                    LA COUR : Il existe une analogie dans le cas d’une preuve d’alibi.  Par exemple, l’affaire Pearce. . .

                    Me PRENGER : Hum.

                    LA COUR : . . . selon laquelle, si l’on ne croit tout simplement pas l’alibi, il s’agit d’une question de crédibilité, mais si l’on estime que l’accusé a inventé l’alibi, il s’agit d’une question de culpabilité.

                    Me PRENGER : Exact.

                    LA COUR : On peut donc l’utiliser comme preuve positive de la culpabilité.

                    Me PRENGER : Exact.

                    LA COUR : Et vous dites que si elle est — elle est tellement grande. . .

                    Me PRENGER : Tellement aggravante.

                    LA COUR : La différence est tellement grande qu’elle touche manifestement à la crédibilité, mais elle peut également être utilisée pour conclure à la culpabilité.  Est‑ce bien ce que vous voulez dire?

                    Me PRENGER : Ce serait ma position et je crois que c’est ce que dit l’arrêt Henry, qu’il peut y avoir un élément à l’appui. [Je souligne; d.a., vol. III, p. 49-51.]

[134]                     Si la Cour est prête à affirmer que, lorsque l’art. 13 s’applique, toute utilisation du témoignage antérieur de l’accusé est interdite parce que la distinction entre attaquer la crédibilité et incriminer l’accusé est irréaliste, alors, logiquement, il faut en dire autant de la distinction entre le témoignage inoffensif et le témoignage incriminant.  S’il est possible d’utiliser des déclarations « inoffensives » lors d’un procès subséquent pour « attaquer la crédibilité » de l’accusé, comme l’affirme la majorité, la déclaration « inoffensive » pourrait avoir pour effet d’incriminer l’accusé, puisqu’il a été établi, dans Henry, que la distinction entre « attaquer la crédibilité » et « incriminer l’accusé » est irréaliste dans le contexte de l’art. 13.  Il me paraît illogique d’accepter que l’une des distinctions est irréaliste lorsqu’il s’agit de déterminer si l’art. 13 s’applique, mais que l’autre ne l’est pas.

[135]                     Les exemples donnés par mon collègue dans ses motifs indiquent à quel point il est difficile de différencier un témoignage « inoffensif » d’un témoignage « incriminant », surtout parce que « [l]e droit vise principalement les secondes procédures, la date où l’on cherche à utiliser le témoignage antérieur, plutôt que celle où il a été donné » (Dubois, p. 361).  Son explication au sujet de ces exemples rappelle le raisonnement adopté dans les décisions antérieures à l’arrêt Henry quant à savoir si le contre‑interrogatoire a pour objet d’attaquer la crédibilité de l’accusé ou de l’incriminer.  Ce qui nous replace, il me semble, dans la même situation qu’avant l’arrêt Henry.

[136]                     Bien que mon collègue ait raison lorsqu’il affirme que le témoignage d’un accusé auquel on n’ajoute pas foi ne constitue pas pour autant un élément de preuve à charge, le coup porté à la crédibilité de l’accusé sert la thèse du ministère public et peut contribuer à établir la culpabilité.  C’est précisément pour cette raison que la distinction entre attaquer la crédibilité et incriminer l’accusé a été éliminée dans Henry.  Le juge Binnie l’a indiqué clairement au par. 35, lorsqu’il a souscrit à l’opinion du juge Martin dans l’arrêt Kuldip :

                            On peut voir dans Kuldip une tentative de la Cour de circonscrire la portée de l’arrêt Mannion, mais en voulant éviter de reconsidérer le raisonnement qu’elle avait suivi dans Mannion, la Cour a dû recourir à la distinction, parfois difficile à faire, entre l’objectif d’attaquer la crédibilité de l’accusé et l’objectif de l’incriminer.  Bien que cette distinction soit bien établie en droit (p. ex. voir R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660, par. 25), son utilité pratique dans le contexte qui nous occupe est souvent remise en question.  Ce qu’en a dit le juge Arthur Martin de la Cour d’appel de l’Ontario dans Kuldip, mérite d’être cité textuellement :

                                 [traduction]  J’estime en outre que même si le témoignage antérieur est visiblement utilisé dans le seul but d’attaquer la crédibilité, il n’en concourt pas moins à prouver les allégations du ministère public et, dans un sens large, il peut contribuer à établir la culpabilité.  Il est souvent difficile de faire la distinction entre un contre-interrogatoire portant sur le témoignage antérieur de l’accusé en vue de l’incriminer et le même genre de contre-interrogatoire en vue d’attaquer sa crédibilité.  Le tribunal qui, à partir des déclarations contradictoires d’un accusé, conclut que ce dernier a menti sciemment sur un point important, pourrait en inférer qu’il est coupable.  [p. 23] [Je souligne.]

[137]                     Je reconnais que les faits de l’espèce ne sont pas favorables à l’accusé.  Toutefois, il faut trancher l’affaire en appliquant les principes énoncés dans Henry, et non en essayant d’établir une exception manifestement incompatible avec cet arrêt afin d’arriver au résultat souhaité.

H.     Le commentaire de notre Cour dans l’arrêt Juman

[138]                     Enfin, je tiens à aborder brièvement l’argument du ministère public selon lequel le commentaire de notre Cour dans l’arrêt Juman offre la réponse à la question dont nous sommes saisis.

[139]                     Dans l’arrêt Juman, notre Cour examinait la portée de la règle de l’engagement implicite en Colombie‑Britannique.  Nous avions à décider si des renseignements figurant dans la transcription d’un interrogatoire préalable pouvaient être utilisés à toute autre fin que l’action civile en question, et dans quelles circonstances ils pouvaient l’être.

[140]                     Le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour, a indiqué que la règle de l’engagement implicite vise à « protéger le droit de la personne interrogée à sa vie privée », mais que ce droit n’est pas absolu (par. 30).  Il a ensuite cité plusieurs exceptions possibles d’intérêts publics impérieux qui peuvent « primer » le droit de la personne interrogée à sa vie privée.  Au paragraphe 41, il a fait remarquer que l’une de ces exceptions est « celle où le déposant a fourni un témoignage contradictoire sur les mêmes questions dans des instances successives ou différentes ».  À l’appui de cette observation, le juge Binnie a cité un extrait des motifs du juge du procès en l’espèce :  « Autrement, une personne accusée d’avoir commis une infraction pourrait [traduction] “[e]n toute impunité façonner sa preuve de manière à répondre à ses besoins dans chaque instance” (R. c. Nedelcu (2007), 41 C.P.C. (6th) 357 (C.S.J. Ont.), par. 49‑51). »

[141]                     En l’espèce, la Cour d’appel a fait remarquer à juste titre que l’arrêt Juman ne portait pas sur l’art. 13.  Même si l’art. 13 y avait été soulevé à d’autres étapes du litige, lorsque nous avons été saisis de cette affaire, l’application de l’art. 13 n’était plus en litige.  Le fait que le juge Binnie ait cité les motifs du juge du procès dans le présent dossier ne peut donc vouloir dire qu’il souscrivait à l’approche du juge du procès concernant l’art. 13.  Ses propos dans Juman illustrent un point de vue sur la règle de l’engagement implicite seulement.  Ils ne laissent pas entendre que la protection de l’art. 13 devrait être réduite lorsqu’un accusé fait des déclarations incompatibles.

[142]                     En fait, le juge Binnie a expressément affirmé que la Cour n’était pas saisie d’une question relative à la Charte  et que l’utilisation de la transcription de l’interrogatoire préalable dans un contexte criminel devrait tenir compte des droits que la Charte  garantit à l’accusé :

                           Si des accusations criminelles sont portées, le ministère public peut aussi, par voie de subpœna duces tecum, obliger un témoin à produire une copie des documents ou des transcriptions qu’il a en sa possession.  Le juge du procès déciderait ensuite quel usage, si usage il y a, en serait fait compte tenu des droits de l’appelante garantis par la Charte  et de toute autre considération pertinente.  Aucune de ces questions n’est soulevée en l’espèce.  [Je souligne; par. 57.]

[143]                     Bien qu’il puisse exister des exceptions à la règle de l’engagement implicite, notamment dans le cas d’un témoignage contradictoire, cela ne signifie pas que les mêmes exceptions s’appliqueront aux droits que l’art. 13 garantit à un accusé.  Une règle de procédure civile ne se compare pas à une garantie constitutionnelle.  Elles mettent en jeu des intérêts différents et ne peuvent pas être appliquées avec le même degré de souplesse.  

[144]                     Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel en l’espèce, rien dans l’arrêt Juman ne modifie la ratio decidendi de l’arrêt Henry.  L’arrêt Juman n’est pas utile en l’espèce.

V.     Conclusion

[145]                     Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

                    Pourvoi accueilli, les juges LeBel, Fish et Cromwell sont dissidents.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé : Schreck Presser, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.

                    Procureurs de l’intervenante Advocates’ Society : Borden Ladner Gervais, Ottawa; Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Stockwoods, Toronto.

 

 

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