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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Antrim Truck Centre Ltd. c. Ontario (Transports), 2013 CSC 13, [2013] 1 R.C.S. 594

Date : 20130307

Dossier : 34413

 

Entre :

Antrim Truck Centre Ltd.

Appelante

et

Sa Majesté la Reine du chef de la province de l’Ontario,

représentée par le ministre des Transports

Intimée

- et -

Procureur général de la Colombie-Britannique,

Ville de Toronto et Metrolinx

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 57)

Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

 

 


 


Antrim Truck Centre Ltd. c. Ontario (Transports), 2013 CSC 13, [2013] 1 R.C.S. 594

Antrim Truck Centre Ltd.                                                                            Appelante

c.

Sa Majesté la Reine du chef de la province de l’Ontario,

représentée par le ministre des Transports                                                      Intimée

et

Procureur général de la Colombie‑Britannique,

Ville de Toronto et

Metrolinx                                                                                                     Intervenants

Répertorié : Antrim Truck Centre Ltd. c. Ontario (Transports)

2013 CSC 13

No du greffe : 34413.

2012 : 14 novembre; 2013 : 7 mars.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Expropriation — Effet préjudiciable — Nuisance — Indemnisation — Achalandage du relais routier de l’appelante détourné par la construction d’une autoroute — Commission des affaires municipales de l’Ontario accordant à l’appelante une indemnisation pour effet préjudiciable pour perte commerciale et diminution de la valeur marchande du bien‑fonds — Demande rejetée par la Cour d’appel parce que la Commission n’a pas mis correctement en balance les droits opposés — L’atteinte à la jouissance privée du bien‑fonds est‑elle déraisonnable si elle résulte de la construction d’un ouvrage répondant à un objectif public important? — La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’application, par la Commission, du droit relatif à la nuisance était déraisonnable? — Loi sur l’expropriation, L.R.O. 1990, ch. E.26.

                    De 1978 à 2004, l’appelante était propriétaire d’un bien‑fonds sur la route 17 près du hameau d’Antrim où elle exploitait un relais routier qui comprenait notamment un restaurant et un poste d’essence et bénéficiait d’une clientèle de conducteurs circulant sur cette route.  En septembre 2004, l’intimée a ouvert un nouveau tronçon de l’autoroute 417 parallèle à la route 17 à proximité de la propriété de l’appelante.  La construction de l’autoroute 417 a modifié de façon importante la route 17 et l’accès au bien‑fonds de l’appelante a été considérablement restreint.  Les automobilistes circulant sur le nouveau tronçon de l’autoroute n’avaient plus directement accès au relais routier de l’appelante, ce qui a obligé cette dernière à fermer son relais routier à cet endroit.  L’appelante a présenté à la Commission des affaires municipales de l’Ontario une demande d’indemnité pour effet préjudiciable sous le régime de la Loi sur l’expropriation et s’est vue accorder 58 000 $ pour perte commerciale et 335 000 $ pour perte de la valeur marchande du bien‑fonds.  Cette décision a été confirmée en appel devant la Cour divisionnaire.  La Cour d’appel a cependant annulé la décision de la Commission et a conclu que celle‑ci avait appliqué de façon déraisonnable aux faits le droit relatif à la nuisance privée parce qu’elle n’avait pas examiné deux facteurs dans son analyse du caractère raisonnable de l’atteinte et parce qu’elle n’avait pas reconnu l’importance accrue de l’utilité de la conduite de la défenderesse alors que l’atteinte était le produit d’un service public essentiel.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

                    La question principale est de savoir comment décider si une atteinte à l’utilisation et à la jouissance privées d’un bien‑fonds est déraisonnable lorsqu’elle découle d’une construction qui répond à un objectif public important.  Le caractère raisonnable de l’atteinte doit être déterminé par la mise en balance des intérêts opposés, comme il convient de le faire dans tous les autres cas de nuisance privée.  Un juste équilibre est établi par la réponse à la question de savoir si, au vu de l’ensemble des circonstances, le demandeur a assumé une plus lourde part du fardeau de la construction que ce qu’un individu pourrait raisonnablement s’attendre à supporter sans indemnité.  En l’espèce, l’entrave au bien‑fonds de l’appelante causée par la construction de la nouvelle autoroute lui a fait subir une perte importante et permanente. 

                    La Loi sur l’expropriation prévoit le droit à une indemnité pour l’effet préjudiciable qui survient lorsque les activités du défendeur portent atteinte à l’occupation ou à la jouissance du bien‑fonds par le demandeur, si ce dernier satisfait à trois exigences : (i) les dommages doivent résulter d’une mesure autorisée aux termes d’une loi; (ii) la mesure engagerait la responsabilité si elle n’était pas autorisée aux termes de cette loi; et (iii) les dommages doivent résulter de la construction et non de l’utilisation des ouvrages.  En l’espèce, la seule question non résolue est de savoir si l’appelante aurait pu, en vertu du droit relatif à la nuisance privée, obtenir des dommages‑intérêts si la construction de l’autoroute n’avait pas été effectuée aux termes d’une loi.

                    La nuisance consiste en une atteinte à la fois substantielle et déraisonnable à l’occupation ou à la jouissance, par le demandeur, de son bien‑fonds.  Une atteinte substantielle est celle qui n’est pas négligeable et qui correspond à plus qu’une légère indisposition ou une entrave insignifiante.  Cette condition préliminaire permet d’écarter les demandes peu justifiées, et si elle est satisfaite, l’examen porte ensuite sur la question de savoir si l’atteinte non négligeable était également déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, pour justifier l’indemnisation. 

                    Au moment d’examiner le caractère déraisonnable de l’atteinte lorsque l’activité qui la cause est exercée par une autorité publique en vue de servir l’intérêt supérieur du public, les cours de justice et les tribunaux administratifs ne sont pas tenus d’utiliser une liste précise de facteurs.  L’exercice de mise en balance est plutôt axé sur la question de savoir si l’atteinte est d’une telle gravité qu’il serait déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, d’exiger que le demandeur la subisse sans être indemnisé.  En général, il s’agit de déterminer, en matière de nuisance, si l’atteinte subie par le demandeur est déraisonnable, et non si la nature de la conduite du défendeur est déraisonnable.  La nature de la conduite du défendeur n’est toutefois pas dénuée de pertinence.  En règle générale, les actes d’une autorité publique sont très utiles.  Si l’utilité publique est simplement mise en balance avec l’intérêt privé, elle l’emportera généralement, même sur des atteintes très importantes au bien‑fonds du demandeur, contrecarrant l’objectif d’accorder une indemnité pour effet préjudiciable.  Il s’agit donc de distinguer entre les atteintes qui constituent les « concessions mutuelles » auxquelles on s’attend de tous et les atteintes qui imposent aux particuliers un fardeau disproportionné.  L’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte devrait favoriser l’autorité publique si le préjudice causé à des droits de propriété — examiné en fonction de sa gravité, des particularités du voisinage, de sa durée, de la sensibilité du demandeur et d’autres facteurs pertinents — est tel qu’il ne peut être raisonnablement considéré comme étant plus grand que la juste part du demandeur dans les coûts associés à l’offre d’un bien public. 

                    De plus, l’appréciation du caractère raisonnable de l’atteinte ne devrait pas être laissée de côté au motif qu’il s’agit d’une atteinte physique ou matérielle et non d’une perte d’agrément ou d’une atteinte considérée de toute évidence comme déraisonnable.  Dès lors que le demandeur a satisfait au critère suivant lequel il doit démontrer que le préjudice subi est substantiel, c’est‑à‑dire non négligeable, il faut déterminer si l’atteinte est déraisonnable, peu importe le type de préjudice en cause.

                    La Cour d’appel a commis une erreur en concluant que la Commission avait appliqué de façon déraisonnable aux faits le droit relatif à la nuisance.  La Commission n’était pas tenue d’énumérer explicitement tous les facteurs énoncés dans la jurisprudence et d’y faire référence nommément, pourvu qu’elle ait, en substance, effectué l’analyse de façon raisonnable.  Elle n’a pas omis de prendre en compte l’utilité de l’activité de l’intimée ni d’effectuer l’exercice de mise en balance requis, comme l’a pourtant conclu la Cour d’appel.  La Commission pouvait raisonnablement conclure que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il ne fallait pas s’attendre à ce que l’appelante subisse en permanence une entrave à l’utilisation de son bien‑fonds qui en avait considérablement diminué la valeur marchande, et ce, afin de servir l’intérêt supérieur du public.

Jurisprudence

                    Arrêts appliqués : Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392; St. Pierre c. Ontario (Ministre des Transports et Communications), [1987] 1 R.C.S. 906; Royal Anne Hotel Co. c. Village of Ashcroft (1979), 95 D.L.R. (3d) 756; Tock c. St. John’s Metropolitan Area Board, [1989] 2 R.C.S. 1181; Jesperson’s Brake & Muffler Ltd. c. Chilliwack (District) (1994), 88 B.C.L.R. (2d) 230; Mandrake Management Consultants Ltd. c. Toronto Transit Commission (1993), 62 O.A.C. 202; Schenck c. The Queen (1981), 34 O.R. (2d) 595; arrêt examiné : Andreae c. Selfridge & Co., [1938] 1 Ch. 1; arrêts mentionnés : Susan Heyes Inc. c. Vancouver (City), 2011 BCCA 77, 329 D.L.R. (4th) 92, autorisation d’appel refusée, [2011] 3 R.C.S. xi; City of Campbellton c. Gray’s Velvet Ice Cream Ltd. (1981), 127 D.L.R. (3d) 436; The Queen c. Loiselle, [1962] R.C.S. 624; Newfoundland (Minister of Works, Services and Transportation) c. Airport Realty Ltd., 2001 NFCA 45, 205 Nfld. & P.E.I.R. 95; Wildtree Hotels Ltd. c. Harrow London Borough Council, [2001] 2 A.C. 1; Allen c. Gulf Oil Refining Ltd., [1981] A.C. 1001; St. Helen’s Smelting Co. c. Tipping (1865), 11 H.L.C. 642, 11 E.R. 1483; Walker c. McKinnon Industries Ltd., [1949] 4 D.L.R. 739, mod. par [1950] 3 D.L.R. 159, conf. par [1951] 3 D.L.R. 577; Smith c. Inco Ltd., 2011 ONCA 628, 107 O.R. (3d) 321.

Lois et règlements cités

Loi sur l’expropriation, L.R.O. 1990, ch. E.26, art. 1(1), 21.

Doctrine et autres documents cités

Fleming, John G.  Fleming’s The Law of Torts, 10th ed., by Carolyn Sappideen and Prue Vines, eds.  Pyrmont, N.S.W. : Lawbook Co., 2011.

Klar, Lewis N.  Tort Law, 5th ed.  Toronto : Carswell, 2012.

Linden, Allen M., and Bruce Feldthusen.  Canadian Tort Law, 9th ed.  Markham, Ont. : LexisNexis, 2011.

McLaren, John P. S.  « Nuisance in Canada », in Allen M. Linden, ed., Studies In Canadian Tort Law.  Toronto : Butterworths, 1968, 320.

Murphy, John, and Christian Witting.  Street on Torts, 13th ed.  Oxford : Oxford University Press, 2012.

Senzilet, Michael William.  « Compensation for Injurious Affection Where No Land Is Taken », unpublished LL.M. thesis, University of Ottawa, 1987.

Todd, Eric C. E.  The Law of Expropriation and Compensation in Canada, 2nd ed.  Scarborough, Ont. : Carswell, 1992.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Watt et Epstein), 2011 ONCA 419, 106 O.R. (3d) 81, 281 O.A.C. 150, 332 D.L.R. (4th) 641, 6 R.P.R. (5th) 1, 104 L.C.R. 1, 85 C.C.L.T. (3d) 51, [2011] O.J. No. 2451 (QL), 2011 CarswellOnt 4064, qui a infirmé une décision des juges Wilson, Hill et Lax, 2010 ONSC 304, 100 O.R. (3d) 425, 258 O.A.C. 1, 318 D.L.R. (4th) 229, 91 R.P.R. (4th) 41, 100 L.C.R. 32, [2010] O.J. No. 156 (QL), 2010 CarswellOnt 162, qui a confirmé une décision de la Commission des affaires municipales de l’Ontario (2009), 96 L.C.R. 100, [2009] O.M.B.D. No. 1 (QL), 2009 CarswellOnt 290.  Pourvoi accueilli.

                    Shane Rayman et Greg Temelini, pour l’appelante.

                    Leonard F. Marsello, Malliha Wilson, Shona L. Compton et William R. MacLarkey, pour l’intimée.

                    Matthew Taylor et Jonathan Eades, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Graham J. Rempe et Matthew G. Longo, pour l’intervenante la Ville de Toronto.

                    Kathryn I. Chalmers et Patrick G. Duffy, pour l’intervenante Metrolinx.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Cromwell —

I.     Introduction

[1]                              La construction d’une autoroute par la province de l’Ontario a entravé considérablement et en permanence l’accès au bien‑fonds de l’appelante.  Celle‑ci a soutenu que cette entrave était déraisonnable et a demandé à la Commission des affaires municipales de l’Ontario de rendre une ordonnance d’indemnisation.  La Commission lui a accordé une indemnité de 393 000 $ pour perte commerciale et diminution de la valeur marchande du bien‑fonds résultant de la construction de l’autoroute.  La décision de la Commission a toutefois été annulée par la Cour d’appel, qui a conclu que l’entrave au bien‑fonds de l’appelante n’était pas déraisonnable puisque la construction de l’autoroute répondait à un objectif public important.  La Cour d’appel a ainsi conclu qu’il était raisonnable pour l’appelante de subir en permanence une entrave à l’utilisation de son bien‑fonds qui en a diminué considérablement la valeur marchande, afin de servir l’intérêt supérieur du public.  L’appelante demande à la Cour de rétablir la décision de la Commission.

[2]                              La question principale en l’espèce est la suivante : comment la Cour devrait‑elle décider si une atteinte à l’utilisation et à la jouissance privées d’un bien‑fonds est déraisonnable lorsqu’elle découle d’une construction qui répond à un objectif public important?  À mon avis, le caractère raisonnable de l’atteinte doit être déterminé par la mise en balance des intérêts opposés, comme il convient de le faire dans tous les autres cas de nuisance privée.  Un juste équilibre est établi par la réponse à la question de savoir si, au vu de l’ensemble des circonstances, le demandeur a assumé une plus lourde part du fardeau de la construction que ce qu’un individu pourrait raisonnablement s’attendre à supporter sans indemnité.  En l’espèce, l’entrave au bien‑fonds de l’appelante causée par la construction de la nouvelle autoroute lui a fait subir une perte importante et permanente.  Dans les circonstances de l’espèce, il n’était pas déraisonnable pour la Commission de conclure qu’il ne faudrait pas s’attendre à ce que, dans l’intérêt supérieur du public, un individu supporte une telle perte sans indemnité.

[3]                              Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’ordonnance de la Commission des affaires municipales de l’Ontario.

II.    Contexte juridique et questions en litige

[4]                              Le cadre juridique du pourvoi est prévu dans les règles de droit régissant l’effet préjudiciable.  Il y a effet préjudiciable lorsque les activités du défendeur portent atteinte à l’utilisation ou à la jouissance du bien‑fonds par le demandeur.  Une telle atteinte peut survenir lorsqu’une partie du bien‑fonds d’un propriétaire est expropriée et que cette expropriation a des effets néfastes sur la valeur de l’autre partie de la propriété.  Subsidiairement, l’atteinte peut découler, même en l’absence d’expropriation, des activités légitimes d’une autorité légalement compétente sur un bien‑fonds qui entravent l’utilisation ou la jouissance d’une autre propriété : E. C. E. Todd, The Law of Expropriation and Compensation in Canada (2e éd. 1992), p. 331‑333.  En l’espèce, aucun bien‑fonds n’est exproprié.  L’appelante réclame néanmoins une indemnité pour effet préjudiciable parce que la construction de l’autoroute a entravé de façon importante l’accès à son bien‑fonds.

[5]                              L’article 21 de la Loi sur l’expropriation, L.R.O. 1990, ch. E.26, de l’Ontario prévoit le droit à une indemnité pour effet préjudiciable à certaines conditions.  Lorsqu’aucune partie du bien‑fonds du demandeur n’est expropriée, la Loi établit le droit à une indemnité pour « la diminution de la valeur marchande du bien‑fonds du propriétaire [et les] dommages personnels et commerciaux, qui résultent de la construction et non de l’utilisation des ouvrages par l’autorité légalement compétente et dont celle‑ci serait tenue responsable si cette construction n’était pas autorisée aux termes d’une loi » : par. 1(1).  Par conséquent, pour être indemnisé en vertu de la Loi, le demandeur doit satisfaire à ces trois exigences législatives, qui sont souvent appelées les exigences de l’« autorisation législative », du « droit d’action » et de « la construction et non l’utilisation ».  Ces exigences signifient que : (i) les dommages doivent résulter d’une mesure autorisée aux termes d’une loi; (ii) la mesure engagerait la responsabilité si elle n’était pas autorisée aux termes de cette loi; et (iii) les dommages doivent résulter de la construction et non de l’utilisation des ouvrages.  Lorsque ces conditions sont réunies, la Loi exige l’indemnisation du demandeur pour la somme correspondant à la diminution de la valeur marchande du bien‑fonds attribuable à l’atteinte, et pour les dommages personnels et commerciaux : par. 1(1) et art. 21.

[6]                              L’appelante a satisfait aux première et troisième exigences.  S’agissant de la première, il n’a jamais été contesté que la construction du nouveau tronçon de l’autoroute avait été autorisée par une loi.  Quant à la troisième, l’exigence de la « construction et non l’utilisation » a été contestée dans les instances antérieures, mais elle n’est plus en cause devant la Cour.  Il reste toutefois à déterminer si la deuxième exigence est respectée.  Ainsi, il faut se demander si l’appelante aurait pu obtenir des dommages‑intérêts si la construction de l’autoroute n’avait pas été effectuée aux termes d’une loi.

[7]                              La thèse principale de l’appelante, acceptée par la Commission, est qu’elle satisfait à cette deuxième exigence parce qu’elle aurait droit à des dommages‑intérêts pour nuisance privée.  La Cour d’appel n’était pas de cet avis.  Bien qu’elle n’ait trouvé aucune erreur dans l’analyse du droit en matière de nuisance privée effectuée par la Commission, la Cour d’appel a néanmoins conclu que la Commission n’avait pas appliqué de façon raisonnable le droit aux faits qui lui avaient été soumis : 2011 ONCA 419, 106 O.R. (3d) 81.  L’erreur susceptible de révision relevée par la Cour d’appel concerne donc l’application aux faits du critère juridique relatif à la nuisance.

[8]                              Devant la Cour, les parties se sont engagées dans un vaste débat sur la façon de définir les éléments constitutifs de la nuisance privée et sur la façon d’évaluer le caractère raisonnable de l’atteinte.  Je traiterai des questions soulevées durant ce débat dans l’espoir de mieux préciser les principes juridiques pertinents.  Mais la question fondamentale sur laquelle repose le pourvoi demeure celle de savoir si, comme la Cour d’appel l’a décidé, la Commission a appliqué de façon déraisonnable aux faits le droit relatif à la nuisance privée.

[9]                              Les questions que j’aborderai sont les suivantes :

1.         Quels sont les éléments constitutifs de la nuisance privée?

2.         Comment le caractère raisonnable de l’atteinte est‑il évalué dans le contexte d’une atteinte causée par des projets qui servent l’intérêt public?

3.         Faut‑il prendre en compte le caractère déraisonnable d’une atteinte lorsque celle‑ci est physique ou matérielle?

4.         La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la Commission avait appliqué de façon déraisonnable aux faits le droit relatif à la nuisance?

[10]                          Avant d’examiner ces questions, je résumerai les faits et l’historique des procédures, et traiterai de la norme de contrôle judiciaire applicable.

III.  Faits, l’historique des procédures et norme de contrôle

A.    Aperçu des faits et de l’historique des  procédures

[11]                          De 1978 à 2004, l’appelante était propriétaire d’un bien‑fonds sur la route 17 près du hameau d’Antrim.  Elle y exploitait un relais routier qui comprenait un restaurant, une boulangerie, une boutique de cadeaux, un poste d’essence et de diesel, des bureaux et un centre de vente, de location et d’entretien de camions.  L’entreprise bénéficiait d’une clientèle de conducteurs circulant dans les deux sens, vers l’est ou vers l’ouest, sur la route qui faisait partie du réseau routier transcanadien.

[12]                          En septembre 2004, l’intimée a ouvert un nouveau tronçon de l’autoroute 417 parallèle à la route 17 où se situe la propriété de l’appelante.  La route 17 a été modifiée de façon importante pour permettre le prolongement de l’autoroute 417.  En raison de ces changements, la route 17 devient maintenant en fait un chemin de terre à seulement deux kilomètres à l’est du relais routier de l’appelante.  Les automobilistes qui se dirigent vers l’est à partir du relais routier doivent faire un détour et emprunter un chemin de terre puis deux autres routes secondaires avant d’atteindre l’autoroute 417.  De plus, les automobilistes qui circulent sur le nouveau tronçon de l’autoroute 417 n’ont pas directement accès au relais routier de l’appelante; ils doivent en effet s’engager sur une route régionale à l’ouest de la propriété et rouler environ deux kilomètres pour y accéder.  Selon l’appelante, la construction du nouveau tronçon de l’autoroute 417 a entraîné la fermeture de la route 17, l’obligeant ainsi à fermer son relais routier à cet endroit.  Elle a donc présenté à la Commission des affaires municipales de l’Ontario une demande d’indemnité pour effet préjudiciable sous le régime de la Loi sur l’expropriation.  Les parties acceptent l’évaluation de l’indemnité faite par la Commission.  Seule demeure en litige devant la Cour la conclusion de la Commission portant que le bien‑fondé de la demande relative à l’effet préjudiciable a été établi.

[13]                          À l’issue de l’instruction de la demande, la Commission des affaires municipales de l’Ontario a accordé à l’appelante 58 000 $ pour perte commerciale et 335 000 $ pour perte de la valeur marchande du bien‑fonds.  La Commission a rejeté la thèse de la province selon laquelle la construction de la nouvelle autoroute n’avait pas entravé ni modifié l’accès au relais routier : (2009), 96 L.C.R. 100, p. 114.  Selon la Commission, le changement dans l’accès au relais routier résultant de la construction constituait une [traduction] « atteinte grave selon les règles de la nuisance » : p. 115.  Elle a estimé que la construction de la nouvelle autoroute avait modifié la route 17 d’une manière qui restreignait considérablement l’accès au bien‑fonds de l’appelante; la route 17 était devenue un « pâle reflet de ce qu’elle était avant le prolongement de l’autoroute 417 » : p. 115.  Au vu de l’ensemble des circonstances, cette entrave était déraisonnable et découlait de la construction et non de l’utilisation de l’autoroute.

[14]                          La décision de la Commission a été confirmée en appel devant la Cour divisionnaire de la Cour supérieure de justice de l’Ontario : 2010 ONSC 304, 100 O.R. (3d) 425.  La cour a conclu que la Commission avait correctement formulé le droit relatif à la nuisance privée et l’avait appliqué de façon raisonnable.  Plus particulièrement, la Cour divisionnaire a estimé que la Commission avait mis en balance l’utilité publique de la construction de l’autoroute et les intérêts de l’appelante pour statuer que l’atteinte causée par la province était déraisonnable.

[15]                          À la suite du nouvel appel interjeté par la province à la Cour d’appel, celle‑ci a annulé la décision de la Commission et a rejeté la demande de l’appelante.  La Cour d’appel a conclu que la Commission avait appliqué de façon déraisonnable aux faits le droit relatif à la nuisance privée.  En particulier, la Cour d’appel a conclu qu’à deux égards, la Commission n’avait pas mis adéquatement en balance les droits opposés de la province et de l’appelante.  En premier lieu, la Commission n’a pas examiné deux des trois facteurs qu’elle [traduction] « était tenue de prendre en compte dans l’évaluation du caractère raisonnable de l’atteinte » à l’utilisation et à la jouissance par l’appelante de son bien‑fonds, à savoir les particularités du voisinage et la sensibilité de la demanderesse.  En second lieu, la Commission « n’a pas reconnu l’importance accrue de l’utilité de la conduite de la défenderesse lorsque l’atteinte est le produit d’“un service public essentiel” » : par. 129.

B.    Norme de contrôle

[16]                          Comme je l’ai expliqué précédemment, la Cour d’appel a annulé la décision de la Commission parce que celle‑ci avait appliqué de façon déraisonnable le droit en matière de nuisance privée aux faits dont elle avait été saisie.  Par conséquent, la question principale consiste à établir si la Commission a adéquatement effectué l’exercice d’équilibre inhérent au droit en matière de nuisance privée.  Comme l’a indiqué la Cour d’appel, [traduction] « [d]éterminer s’il y a eu atteinte déraisonnable à l’utilisation et à la jouissance du bien‑fonds du demandeur constitue une question de jugement fondée sur l’ensemble des circonstances » : par. 83.  Je conviens avec la Cour d’appel que la décision de la Commission à cet égard devrait être examinée afin de déterminer si elle était raisonnable.

[17]                          Toutefois, avant de me pencher sur la question principale en l’espèce, je répondrai à trois questions plus générales touchant le droit en matière de nuisance privée.

C.    Première question : Quels sont les éléments constitutifs de la nuisance privée?

[18]                          La Cour d’appel a conclu que la nuisance consiste en une atteinte à la fois substantielle et déraisonnable à l’utilisation ou à la jouissance, par le demandeur, de son bien‑fonds : par. 79‑80.  À mon avis, cette conclusion est bien fondée.

[19]                          Les éléments constitutifs d’une demande fondée sur une nuisance privée ont souvent été formulés sous la forme d’un critère à deux volets comme suit : une telle demande doit reposer sur une entrave à la fois substantielle et déraisonnable à l’utilisation ou à la jouissance, par le propriétaire, de son bien‑fonds.  Une atteinte substantielle à la propriété est celle qui n’est pas négligeable.  Si cette condition préliminaire est satisfaite, l’examen porte ensuite sur l’analyse du caractère raisonnable, qui vise à établir si l’atteinte non négligeable était également déraisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances.  Cette approche à deux volets a été accueillie favorablement par notre Cour dans sa plus récente analyse de la nuisance privée et a été adoptée par la Cour d’appel dans le présent litige, par. 80 : Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, par. 77; voir également St. Pierre c. Ontario (Ministre des Transports et Communications), [1987] 1 R.C.S. 906, p. 914‑915, citant avec approbation H. Street, The Law of Torts (6e éd. 1976), p. 219; Susan Heyes Inc. c. Vancouver (City), 2011 BCCA 77, 329 D.L.R. (4th) 92, par. 75, autorisation d’appel refusée [2011] 3 R.C.S. xi; City of Campbellton c. Gray’s Velvet Ice Cream Ltd. (1981), 127 D.L.R. (3d) 436 (C.A.N.‑B.), p. 441; Royal Anne Hotel Co. c. Village of Ashcroft (1979), 95 D.L.R. (3d) 756 (C.A.C.‑B.), p. 760; Fleming’s The Law of Torts (10e éd. 2011), art. 21.80; J. Murphy et C. Witting, Street on Torts (13e éd. 2012), p. 443; L. N. Klar, Tort Law (5e éd. 2012), p. 759. 

[20]                          L’approche à deux volets, il faut le reconnaître, n’est pas à l’abri des critiques.  Elle peut parfois introduire dans l’analyse une certaine complexité et des chevauchements inutiles.  Lorsqu’elle est appliquée, la gravité du préjudice est, dans un sens, examinée deux fois : d’abord dans le but d’appliquer le critère préliminaire de l’atteinte substantielle, puis encore pour décider si l’atteinte était déraisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances.

[21]                          Toutefois, tout bien considéré, je suis d’avis de retenir l’approche à deux volets et son critère préliminaire exigeant une certaine gravité de l’atteinte.  Cette approche est conforme aux décisions de notre Cour (comme je l’ai déjà dit).  À mon sens, elle est également valide sur le plan analytique.  Le maintien du critère préliminaire de l’atteinte substantielle souligne l’importance du fait que ce ne sont pas toutes les atteintes, aussi mineures ou éphémères soient‑elles, qui donnent ouverture à une action fondée sur la nuisance; certaines atteintes doivent être acceptées comme faisant partie des concessions mutuelles normales de la vie.  Enfin, la condition préliminaire de l’approche à deux volets comporte un avantage pratique : elle permet d’écarter les demandes peu justifiées avant d’entreprendre l’analyse plus complexe du caractère raisonnable de l’atteinte.

[22]                          Quelles sont les exigences de ce critère préliminaire?  Dans l’arrêt Ciment du Saint‑Laurent, la Cour a souligné que la condition d’un préjudice substantiel signifie que « les inconvénients insignifiants ne seront pas indemnisés » : par. 77.  Dans l’arrêt St. Pierre, bien que la Cour ait pris soin de mentionner que les catégories de nuisance ne sont pas immuables, elle a également précisé que seul l’acte qui « a modifié de façon importante la nature du bien même du plaignant » ou qui a entravé « de manière importante l’utilisation réelle qu’il faisait du bien » permet de justifier une demande fondée sur la nuisance : p. 915 (je souligne).  Ces décisions peuvent nous amener à déterminer qu’un préjudice substantiel causé aux intérêts de propriétaire du plaignant correspond à plus qu’une légère indisposition ou une entrave insignifiante.  Comme l’a dit le juge La Forest dans l’arrêt Tock c. St. John’s Metropolitan Area Board, [1989] 2 R.C.S. 1181, les nuisances qui ouvrent droit à une action comprennent les « seuls inconvénients qui préjudicient sensiblement au confort ordinaire selon les normes de ceux qui ont un goût simple et réservé », et non les demandes découlant « “d’un caprice ou d’une exigence” excessifs » : p. 1191.  Les demandes qui font clairement partie de cette dernière catégorie ne donnent pas lieu à l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte. 

[23]                          En renvoyant à ces énoncés, je ne veux pas laisser entendre qu’il existe des catégories étanches d’atteintes qui déterminent si une atteinte donne ouverture ou non à une action, une question que j’analyserai de façon plus approfondie plus loin.  La nuisance peut revêtir différentes formes et comprendre non seulement des dommages matériels réels au bien‑fonds, mais aussi une atteinte à la santé, au confort ou aux commodités du propriétaire ou de l’occupant : Tock, p. 1190‑1191.  L’idée n’est pas qu’il y ait une typologie d’atteintes donnant ouverture à une action; il importe plutôt qu’un critère préliminaire de gravité de l’atteinte soit respecté pour que l’atteinte donne ouverture à une action.

[24]                          Je conclus donc qu’une nuisance privée ne peut être établie lorsque l’atteinte aux intérêts de propriétaire n’est pas, à tout le moins, substantielle.  Pour justifier l’indemnité, toutefois, l’atteinte doit également être déraisonnable.  Cette deuxième partie du critère relatif à la nuisance privée fait l’objet des deux prochaines questions que j’aborde maintenant.

D.    Deuxième question : Comment le caractère raisonnable de l’atteinte est‑il évalué dans le contexte d’une atteinte causée par des projets qui servent l’intérêt public?

[25]                          La question principale en l’espèce est de savoir comment le caractère raisonnable de l’atteinte devrait être évalué lorsque l’activité causant l’atteinte est exercée par une autorité publique en vue de servir l’intérêt supérieur du public.  Comme dans les autres affaires de nuisance privée, le caractère raisonnable de l’atteinte doit être évalué eu égard à l’ensemble des circonstances pertinentes.  Cet exercice de mise en balance est toutefois axé sur la question de savoir si l’atteinte est d’une telle gravité qu’il serait déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, d’exiger que le demandeur la subisse sans être indemnisé.

[26]                          Dans le droit traditionnel en matière de nuisance privée, les tribunaux évaluent de façon générale si l’atteinte est déraisonnable en mettant en balance la gravité du préjudice d’une part, et l’utilité de la conduite du défendeur d’autre part, compte tenu de l’ensemble des circonstances : voir, p. ex., A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (9e éd. 2011), p. 580.  La Cour divisionnaire et la Cour d’appel ont relevé plusieurs facteurs souvent évoqués pour déterminer si une atteinte substantielle est également déraisonnable.  Quant à la gravité du préjudice, les cours de justice ont tenu compte de facteurs tels la gravité de l’atteinte, les particularités du voisinage et la sensibilité du demandeur : voir, p. ex., Tock, p. 1191.  La fréquence et la durée de l’atteinte peuvent également constituer des facteurs pertinents dans certains cas : Royal Anne Hotel, p. 760‑761.  Plusieurs autres facteurs, sur lesquels je me pencherai plus loin, sont pertinents lorsqu’il s’agit d’examiner l’utilité de la conduite du défendeur.  Ce qu’il importe de retenir pour l’instant, c’est que ces facteurs ne forment pas une liste de vérification; ils figurent simplement « [p]armi les critères utilisés [par les tribunaux] pour déterminer l’étendue du délit de nuisance » : Tock, p. 1191; J. P. S. McLaren, « Nuisance in Canada », dans A. M. Linden, dir., Studies In Canadian Tort Law (1968), 320, p. 346‑347.  Les cours de justice et les tribunaux administratifs ne sont pas tenus d’utiliser une liste précise de facteurs, et rien ne les oblige à s’en tenir à une telle liste.  Ils doivent plutôt s’attacher à la substance de l’exercice de mise en balance, eu égard aux facteurs pertinents d’une affaire.

[27]                          La façon dont l’utilité de la conduite du défendeur devrait être prise en considération dans l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte revêt une importance particulière en l’espèce et gagnerait à être expliquée. 

[28]                          Premièrement, il existe une distinction entre l’utilité de la conduite, qui est axée sur son objectif, telle la construction d’une route, et la nature de la conduite du défendeur, qui met l’accent sur la manière dont l’objectif est réalisé.  En général, il s’agit de déterminer, en matière de nuisance, si l’atteinte subie par le demandeur est déraisonnable, et non si la nature de la conduite du défendeur est déraisonnable.  C’est ce qu’a fait remarquer le tribunal dans Jesperson’s Brake & Muffler Ltd. c. Chilliwack (District) (1994), 88 B.C.L.R. (2d) 230 (C.A.).  Dans cette affaire, la construction d’un passage supérieur a entraîné une diminution de 40 pour 100 de la valeur marchande du bien‑fonds du demandeur.  L’autorité légalement compétente a fait valoir que le demandeur devait établir (mais n’y est pas parvenu) que l’autorité légalement compétente avait utilisé son bien‑fonds de façon déraisonnable.  La Cour d’appel a rejeté à bon droit cette prétention.  L’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte, en droit relatif à la nuisance privée, est centrée sur la nature et l’étendue de l’atteinte au bien‑fonds du demandeur; le demandeur doit démontrer que l’atteinte est substantielle et déraisonnable, et non que l’utilisation que fait le défendeur de son propre bien‑fonds est déraisonnable.

[29]                          La nature de la conduite du défendeur n’est toutefois pas dénuée de pertinence.  Ainsi, le caractère malicieux ou insouciant de la conduite jouera un rôle important dans l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte : voir, p. ex., Linden et Feldthusen, p. 590‑591; Fleming, art. 21.110; Murphy et Witting, p. 439.  De plus, lorsque le défendeur est à même d’établir le caractère raisonnable de sa conduite, cela peut devenir un facteur pertinent, particulièrement dans les cas où une demande est présentée contre une autorité publique.  Toutefois, une conclusion de conduite raisonnable n’empêchera pas nécessairement de conclure à la responsabilité du défendeur.  Les directrices de la rédaction de Fleming’s The Law of Torts l’indiquent clairement à l’art.  21.120 :

                    [traduction]  . . . en matière de nuisance, le caractère déraisonnable de l’atteinte fait principalement référence à la nature et à l’étendue du préjudice causé plutôt que du préjudice que l’on risque de causer. [. . .]  [L]a personne qui agit avec diligence raisonnable ou même avec toute la diligence possible ne s’acquitte pas forcément de son « obligation » de ne pas exposer ses voisins à une nuisance.  En ce sens, donc, la responsabilité est stricte.  En même temps, la preuve que le défendeur a pris toutes les précautions possibles pour éviter le préjudice n’est pas sans importance, parce qu’elle a une incidence sur la question de savoir si le défendeur a fait subir au demandeur une atteinte déraisonnable, et elle est déterminante dans les cas où l’activité préjudiciable est exécutée aux termes d’une loi. [. . .]  [E]n matière de nuisance, il appartient au défendeur de se disculper, une fois qu’une atteinte prima facie a été établie, en prouvant par exemple que sa propre utilisation était « naturelle » et n’était pas déraisonnable.  [Je souligne.]

[30]                          Deuxièmement, l’utilité de la conduite du défendeur est particulièrement importante dans le cas des demandes présentées contre une autorité publique.  Toutefois, même lorsqu’une autorité publique est en cause, on examine toujours l’utilité de sa conduite en tenant compte des autres facteurs pertinents dans l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte; l’utilité de sa conduite ne constitue pas, en soi, une réponse à cette appréciation du caractère raisonnable.  De plus, la gravité du préjudice et l’utilité, pour le public, de l’activité contestée ne sont pas des facteurs revêtant le même poids dans cette analyse.  Si tel était le cas, un objectif public important l’emporterait toujours, même sur un préjudice considérable causé par sa réalisation.  Comme le font remarquer les directrices de la rédaction de Fleming’s The Law of Torts, le facteur de l’utilité [traduction] « ne doit pas être poussé trop loin.  [. . .] [U]n défendeur ne peut simplement justifier le fait qu’il a infligé un important préjudice au demandeur en faisant valoir que sa conduite a apporté des bénéfices plus importants au public en général » : art. 21.110.  Il convient de reprendre le propos du juge McIntyre dans l’arrêt Royal Anne Hotel :

                    [traduction]  Il n’y a aucune raison pour qu’une portion disproportionnée du prix d’un service si avantageux soit imputée à un membre de la collectivité en le privant d’une indemnité pour les dommages causés par l’existence de ce qui avantage l’ensemble de la collectivité.  [p. 761]

[31]                          L’arrêt The Queen c. Loiselle, [1962] R.C.S. 624, illustre bien le fait que même un objectif public très important ne l’emporte pas tout simplement sur le préjudice individuel subi par le demandeur.  M. Loiselle exploitait un garage et une station‑service sur la route principale Montréal‑Valleyfield.  Son entreprise s’est finalement retrouvée dans un cul‑de‑sac en raison de la construction de la Voie maritime du Saint‑Laurent.  Notre Cour a confirmé l’indemnité accordée pour effet préjudiciable, soulignant que [traduction] « [l]’autorisation législative donnée pour la construction de l’ouvrage en question [. . .] prévoyait expressément l’obligation de verser une indemnité pour dommages aux biens‑fonds ayant subi un préjudice » : p. 627.  Autrement dit, le propriétaire du bien‑fonds avait droit à une indemnité même si la construction de la Voie maritime répondait à un objectif public important.

[32]                          D’autres tribunaux d’appel canadiens ont également reconnu ce point.

[33]                          Dans l’arrêt Newfoundland (Minister of Works, Services and Transportation) c. Airport Realty Ltd., 2001 NFCA 45, 205 Nfld. & P.E.I.R. 95, la Cour d’appel a examiné une décision d’accorder une indemnité de 300 000 $ pour dommages découlant de la reconstruction de la route donnant accès à l’aéroport de St. John’s.  La cour a rejeté à bon droit la thèse selon laquelle l’utilité d’un ouvrage public peut être simplement mise en balance avec la gravité du préjudice comme s’il s’agissait de facteurs d’égale valeur : par. 39.  Si, comme il a été soutenu devant la Cour d’appel, on comparait simplement ces deux facteurs, une grande utilité publique l’emporterait toujours, même sur une atteinte très considérable.  Comme je l’expliquerai, une telle approche contrecarre l’objet des dispositions législatives qui prévoient l’indemnisation d’un effet préjudiciable. 

[34]                          L’arrêt Mandrake Management Consultants Ltd. c. Toronto Transit Commission (1993), 62 O.A.C. 202, portait sur une demande fondée sur la nuisance au motif que les lignes de métro causaient du bruit et des vibrations empêchant les demandeurs de jouir de leur propriété.  En accueillant l’appel d’une décision accordant des dommages‑intérêts, la Cour d’appel a signalé que [traduction] « lorsqu’un service public essentiel est en cause, le facteur relatif à l’utilité de la conduite du défendeur ne doit pas être négligé.  Je crois en fait qu’il faut lui accorder une grande importance » : par. 46.  Cependant, la cour a aussi indiqué que « les droits privés ne peuvent être brimés au nom de l’intérêt public » : par. 46.  Elle a également souligné ce point en citant, au par. 19, le passage suivant avec approbation : [traduction] « La responsabilité pour des dommages est imposée dans les cas où le préjudice ou le risque subi par la personne est plus élevé que ce qu’elle devrait être tenue de supporter dans les circonstances, du moins sans indemnité » : Schenck c. The Queen (1981), 34 O.R. (2d) 595 (H.C.J.), le juge Robins (plus tard juge à la Cour d’appel), p. 603, citant Restatement of the Law, Second : Torts 2d (1979), vol. 4, §822 (je souligne).  Autrement dit, la question n’est pas simplement de savoir si l’intérêt public en général l’emporte sur l’atteinte individuelle lorsque l’on accorde une importance égale aux deux facteurs.  Il s’agit plutôt de savoir si l’atteinte est plus importante que ce que l’individu doit s’attendre à subir sans indemnité dans l’intérêt public.

[35]                          C’est dans ce contexte que doit être interprété le propos du tribunal, dans l’affaire Mandrake, suivant lequel il faudrait accorder une [traduction] « grande importance » à l’utilité de la conduite du défendeur.  En effectuant son analyse, le tribunal n’a pas simplement conclu que le bien public l’emportait sur le préjudice individuel.  Il a plutôt tenu compte de toutes les circonstances, y compris la nature essentiellement commerciale du secteur, où les gens exploitant leurs entreprises sont tenus de tolérer une intrusion considérablement plus grande relativement à leur sensibilité que ne le sont les gens vivant dans des secteurs résidentiels, le fait que la présence du métro n’avait aucun effet négatif sur la rentabilité de l’entreprise des demandeurs, que l’immeuble n’avait subi aucun dommage matériel et, enfin, que le bruit et les vibrations dont se plaignaient les demandeurs constituaient un effet inévitable de l’exploitation du métro.

[36]                          Par conséquent, l’arrêt Mandrake n’appuie pas l’idée que l’intérêt privé soit simplement éclipsé par l’utilité publique de la conduite du défendeur, mais appuie plutôt une mise en balance attentive des intérêts en tenant compte de toutes les circonstances.  La question posée à la Cour et à laquelle elle a répondu n’était pas simplement de savoir si le bien public l’emportait sur l’atteinte privée, mais bien de savoir si cette atteinte, eu égard à toutes les circonstances, était plus importante que ce que les demandeurs pouvaient raisonnablement s’attendre à subir sans indemnité.

[37]                          De même, les remarques du juge McIntyre en conclusion de son jugement dans l’arrêt St. Pierre doivent être interprétées dans leur contexte.  Cette affaire concernait une demande d’indemnité pour effet préjudiciable découlant de la construction d’une route.  Notre Cour a confirmé à l’unanimité le rejet de la demande, convenant avec la Cour d’appel que les demandeurs se plaignaient uniquement d’une perte d’agrément — principalement sur le plan de la perspective et de l’intimité — découlant de la construction.  Dans le contexte d’une demande de cette nature, le juge McIntyre s’est exprimé ainsi :

                    Les routes sont nécessaires : elles causent des inconvénients.  Dans l’exercice d’équilibre inhérent au droit de la nuisance, leur utilité pour le bien public l’emporte de beaucoup sur les inconvénients et les préjudices que subissent certains biens‑fonds adjacents.  [p. 916]

Il faut interpréter ces propos eu égard à la nature du préjudice reproché dans cette affaire qui, comme je l’ai déjà indiqué, concernait une simple perte d’agrément.  De toute évidence, ces propos ne permettent pas d’affirmer plus généralement que le grand intérêt public l’emporte même sur une atteinte très importante.  Le juge McIntyre a cité en l’approuvant l’arrêt antérieur de la Cour dans Loiselle, mentionné précédemment.  Dans cette affaire, l’intérêt public important résultant de la construction de la Voie maritime ne l’a pas emporté sur l’entrave importante à l’accès à la propriété de M. Loiselle.  Les arrêts Loiselle et St. Pierre seraient évidemment en conflit si l’on interprétait St. Pierre comme appuyant la proposition générale selon laquelle le grand intérêt public l’emporte même sur une atteinte importante.  Or, le juge McIntyre n’a vu aucune contradiction de la sorte.  De plus, une interprétation aussi large de l’arrêt St. Pierre minerait l’objectif législatif de conférer le droit à une indemnité pour effet préjudiciable.

[38]                          En règle générale, les actes d’une autorité publique sont très utiles.  Si l’utilité publique est simplement mise en balance avec l’intérêt privé, elle l’emportera généralement, même sur des atteintes très importantes au bien‑fonds du demandeur.  Ce genre de simple mise en balance de l’utilité publique et du préjudice privé contrecarre l’objectif d’accorder une indemnité pour effet préjudiciable.  Cet objectif vise à garantir que des membres du public n’aient pas à supporter, à titre individuel, une part disproportionnée du prix à payer pour servir l’intérêt public.  Cet objectif est toutefois atteint si l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte se concentre sur la question de savoir s’il est raisonnable pour l’individu de subir l’atteinte sans indemnité, et non s’il est raisonnable pour l’autorité légalement compétente de réaliser l’ouvrage.  Bref, il s’agit de savoir si les dommages découlant de l’atteinte devraient être considérés à bon droit comme un coût « d’exploitation du système » que devrait donc supporter le public en général, ou comme le type d’atteinte que devraient accepter les individus comme partie du prix à payer pour vivre en société organisée : Tock, p. 1200.

[39]                          Dans l’affaire Schenck, une décision approuvée par le juge La Forest dans Tock, le juge Robins a bien expliqué ce raisonnement.  En accueillant l’action des demandeurs fondée sur la nuisance résultant des dommages causés à leurs vergers par le sel répandu sur une autoroute à proximité, le juge Robins a affirmé ce qui suit :

                    [traduction]  . . . leur préjudice est le coût de l’entretien de l’autoroute et le préjudice qu’ils ont subi est plus élevé que ce qu’ils devraient être tenus de subir dans les circonstances, du moins sans indemnité.  L’équité entre le citoyen et l’État exige que le fardeau imposé soit supporté par le public en général et non par les exploitants de vergers demandeurs, à eux seuls.  [Je souligne; p. 604‑605.]

Il s’agit donc de distinguer entre, d’une part, les atteintes qui constituent les « concessions mutuelles » auxquelles on s’attend de tous et, d’autre part, les atteintes qui imposent aux particuliers un fardeau disproportionné.  À mon sens, cette distinction se retrouve au cœur même de l’exercice de mise en balance auquel il faut se livrer pour évaluer le caractère raisonnable d’une atteinte en tenant compte de l’utilité de la conduite de l’autorité publique.

[40]                          Bien entendu, les atteintes substantielles découlant d’un ouvrage public ne sont pas toutes déraisonnables.  L’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte devrait favoriser l’autorité publique si le préjudice causé à des droits de propriété — examiné en fonction de sa gravité, des particularités du voisinage, de sa durée, de la sensibilité du demandeur et d’autres facteurs pertinents — est tel qu’il ne peut être raisonnablement considéré comme étant plus grand que la juste part du demandeur dans les coûts associés à l’offre d’un bien public.  Ce résultat est d’autant plus approprié dans les cas où l’autorité publique a déployé tous les efforts raisonnables pour réduire l’incidence de ses travaux sur les biens‑fonds avoisinants.

[41]                          Par exemple, il ne fait aucun doute que tout le monde doit tolérer un certain nombre de perturbations temporaires causées par des travaux de construction essentiels.  Bien qu’il ne porte pas sur une affaire mettant en cause une autorité publique, le jugement rendu par Sir Wilfrid Greene, maître des rôles, dans Andreae c. Selfridge & Co., [1938] 1 Ch. 1, est instructif :

                    [traduction]  . . . lorsque l’on a affaire à des activités temporaires, comme une démolition et une reconstruction, tout le monde doit tolérer un certain inconfort, parce que les activités de cette nature ne peuvent être menées sans un certain niveau de bruit ni une certaine quantité de poussière.  Par conséquent, la règle applicable aux atteintes doit être interprétée en tenant compte de la réserve suivante, [. . .] soit que le voisinage doit tolérer les activités de cette nature, comme la démolition et la construction, si elles sont raisonnablement menées et que toutes les mesures appropriées et raisonnables sont prises pour veiller à ce qu’aucun inconvénient abusif ne soit causé au voisinage, que ce soit par le bruit, la poussière ou pour d’autres raisons.  [p. 5-6]

[42]                          Cette citation comporte plusieurs idées importantes.  Selon une de ces idées, la durée de l’atteinte constitue un facteur pertinent.  La durée n’était certes pas pertinente en l’espèce puisque le préjudice était permanent.  Par contre, dans les cas où la durée est pertinente, il est utile de songer que certains types d’inconvénients temporaires font plus évidemment partie des « concessions mutuelles » normales que les atteintes plus prolongées.  Des atteintes temporaires peuvent assurément étayer une demande fondée sur la nuisance dans certaines circonstances, mais les atteintes prolongées sont plus susceptibles d’ouvrir droit à une réparation : voir, dans le contexte de la nuisance publique, l’arrêt Wildtree Hotels Ltd. c. Harrow London Borough Council, [2001] 2 A.C. 1 (H.L.).

[43]                          Une autre idée d’importance fait ressortir le fait que le facteur traditionnel relatif aux particularités du voisinage peut être très utile dans la mise en balance de toutes les considérations.  Cet élément est particulièrement pertinent dans le cas d’une demande présentée contre une autorité publique.  Michael Senzilet a d’ailleurs écrit ce qui suit à ce sujet :

                        [traduction]  En milieu urbain de nos jours, les gens vivent beaucoup plus près les uns des autres et beaucoup plus près des corridors communs qu’il y a 100 ans [. . .]  Dans le tissu urbain d’aujourd’hui, les immeubles sont plus rapprochés les uns des autres, plus rapprochés des routes, les terrains à bâtir sont plus petits, et il y a beaucoup plus de projets publics qui sont à la fois possibles et nécessaires.  Certes, le choix de vivre dans le noyau urbain, en banlieue ou à la campagne nous expose à des différences, et notre choix doit être fait en tenant compte de ces différences.

(« Compensation for Injurious Affection Where No Land Is Taken », thèse de maîtrise en droit inédite, Université d’Ottawa (1987), p. 73)

[44]                          Un dernier point qui ressort de l’affaire Andreae, et auquel j’ai déjà fait allusion, a trait à la manière dont l’ouvrage est exécuté.  Bien que le droit de la nuisance soit principalement axé sur le préjudice et non sur le caractère répréhensible de la conduite du défendeur, le fait qu’un ouvrage public soit exécuté avec [traduction] « toute la considération et toute la diligence raisonnables » pour les citoyens touchés fait partie à juste titre de l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte : voir, p. ex., Allen c. Gulf Oil Refining Ltd., [1981] A.C. 1001, lord Wilberforce, p. 1011.

[45]                          Si je résume le présent élément, je suis d’avis que, dans l’examen du caractère raisonnable d’une atteinte découlant d’une activité exercée dans l’intérêt public, la question est de savoir si, eu égard à l’ensemble des circonstances, il est déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur subisse l’atteinte sans indemnité.

E.    Troisième question : Faut‑il prendre en compte le caractère déraisonnable d’une atteinte lorsque celle‑ci est physique ou matérielle?

[46]                          L’appelante plaide qu’il n’est pas nécessaire de prendre en compte le caractère raisonnable de l’atteinte qui constitue un dommage « matériel » ou « physique » au bien‑fonds.  Selon elle, le caractère raisonnable de l’atteinte ne doit être examiné qu’à l’égard d’autres types d’atteintes, comme la perte d’agrément.  Dans la présente affaire, l’appelante soutient que les dommages à son bien‑fonds étaient « matériels » et que, par conséquent, l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte n’était pas nécessaire.  Je ne suis pas d’accord avec elle et j’estime que la Cour d’appel a conclu à bon droit que la question du caractère raisonnable devrait être examinée dans tous les cas.

[47]                          La distinction entre les préjudices matériels ou physiques, d’une part, et les atteintes comme une perte d’agrément, d’autre part, existe depuis longtemps et est profondément enracinée, remontant au moins à la décision de la Chambre des lords dans St. Helen’s Smelting Co. c. Tipping (1865), 11 H.L.C. 642, 11 E.R. 1483.  Dans cette affaire, le lord chancelier a établi une distinction entre la nuisance causant un [traduction] « préjudice matériel » à la propriété et la nuisance « à l’origine d’un malaise personnel appréciable », concluant que seule la dernière catégorie nécessitait une évaluation du caractère raisonnable d’une atteinte eu égard à toutes les circonstances : p. 650.  Cette approche a depuis été adoptée dans plusieurs décisions canadiennes (voir, p. ex., Walker c. McKinnon Industries Ltd., [1949] 4 D.L.R. 739 (H.C. Ont.), p. 763, ordonnance d’injonction modifiée par [1950] 3 D.L.R. 159 (C.A. Ont.), conf. par [1951] 3 D.L.R. 577 (C.P.)), y compris quelques décisions plus récentes, comme Jesperson’s et Airport Realty.  Une bonne partie de la jurisprudence fait l’objet d’un examen utile dans Smith c. Inco Ltd., 2011 ONCA 628, 107 O.R. (3d) 321, par. 45-50.  Parallèlement, une décision d’appel a confirmé la nécessité d’examiner le caractère raisonnable de l’atteinte dans chaque cas : Susan Heyes Inc.

[48]                          À mon avis, l’appréciation du caractère raisonnable de l’atteinte ne devrait pas être laissée de côté au motif que certaines catégories d’atteintes sont considérées comme déraisonnables de toute évidence.  Dans la mesure où des décisions comme Jesperson’s et Airport Realty laissent entendre que l’exercice de mise en balance peut simplement être écarté en présence d’une atteinte matérielle ou physique, je dois, en toute déférence, exprimer mon désaccord.  L’exercice de mise en balance inhérent à l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte est au cœur du délit de nuisance privée.  Comme l’indique le juge La Forest dans l’arrêt Tock, le droit n’intervient que « pour protéger les personnes des atteintes à leur droit de jouir du bien‑fonds qui seraient déraisonnables compte tenu de toutes les circonstances » : p. 1191.  Dans une affaire de nuisance, l’analyse juridique est plus susceptible d’entraîner des résultats valides si cet exercice essentiel de mise en balance est effectué de façon explicite et transparente plutôt que de façon implicite en appliquant une distinction obscure.

[49]                          Il est évidemment difficile de faire reposer l’analyse sur une classification des atteintes en dommages matériels ou physiques.  Il ne sera pas toujours, ni même généralement, simple d’établir une distinction entre les dommages qui sont « matériels ou physiques » et les dommages qui constituent une simple « perte d’agrément ».  La distinction proposée par l’appelante est particulièrement difficile à appliquer dans des cas comme celui qui nous occupe, où une entrave à l’accès au bien‑fonds constitue la nuisance.  Les dommages causés à l’appelante en l’espèce pourraient être considérés comme matériels en ce sens qu’ils ont causé une perte financière importante, mais ils pourraient peut‑être aussi être vus, dans un certain sens, comme une perte d’agrément puisque la propriété elle‑même n’a subi aucun dommage.  La propriété a perdu de la valeur, mais c’est aussi le cas dans certaines situations de perte d’agrément.

[50]                          Bien que je ne sois pas convaincu de l’utilité de la distinction établie entre un préjudice matériel et une perte d’agrément, je reconnais que lorsqu’une atteinte a causé un préjudice important et permanent, l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte peut être très brève.  Comme l’a souligné la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans Royal Anne Hotel :

                    [traduction]  Lorsque [. . .] des dommages physiques réels surviennent, il n’est pas difficile de conclure que l’atteinte est en fait déraisonnable.  Une difficulté plus grande apparaît lorsque l’atteinte entraîne un préjudice moindre ou non physique, mais qui peut gêner en raison de l’odeur, du bruit, des vibrations ou d’autres causes intangibles.  [p. 760]

Ainsi, même si le caractère raisonnable de l’atteinte devrait être analysé dans tous les cas, le tribunal conclura parfois avec facilité que certains types d’atteintes sont déraisonnables sans devoir effectuer une longue analyse de mise en balance.  Par exemple, dans Jesperson’s, la construction du passage supérieur avait diminué la valeur marchande du bien‑fonds de 40 pour 100.  Il n’est pas étonnant que la Cour d’appel ait accordé peu d’attention à la prétention qu’il était raisonnable d’imposer un fardeau d’une telle ampleur au demandeur.  De même, dans Airport Realty, les dommages découlant de l’atteinte étaient évalués à 300 000 $, ce qui simplifiait l’évaluation du caractère déraisonnable de l’atteinte : voir aussi sur ce point l’affaire Schenck.

[51]                          Par conséquent, je conclus que le caractère raisonnable de l’atteinte doit être évalué dans tous les cas où la nuisance privée est alléguée.  Dès lors que le demandeur a satisfait au critère suivant lequel il doit démontrer que le préjudice subi est substantiel, c’est‑à‑dire non négligeable, il faut déterminer si l’atteinte est déraisonnable, peu importe le type de préjudice en cause.

F.    Quatrième question : La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la Commission avait appliqué de façon déraisonnable aux faits le droit relatif à la nuisance?

[52]                          Avec égards, je ne partage pas la démarche de la Cour d’appel en ce qui concerne l’exercice de mise en balance visant à déterminer si l’atteinte était déraisonnable.  À mon sens, sa démarche comportait deux erreurs.

[53]                          Après avoir relevé les facteurs notés précédemment auxquels on fait souvent référence lors de l’exercice de mise en balance (c’est‑à‑dire la gravité de l’atteinte, les particularités du voisinage, l’utilité de la conduite du défendeur et la sensibilité du demandeur), la Cour d’appel a estimé que ces facteurs constituaient une liste de vérification obligatoire liant les cours de justice et les tribunaux administratifs dans leur examen de cette question.  Elle a ainsi reproché à la Commission d’avoir omis d’examiner deux des facteurs qu’[traduction] « elle était tenue de prendre en compte dans l’évaluation du caractère raisonnable de l’atteinte » : par. 129.  À mon humble avis, la Cour d’appel a commis une erreur en intervenant pour ce motif.

[54]                          La Commission n’était pas tenue d’énumérer explicitement tous les facteurs énoncés dans la jurisprudence et d’y faire référence nommément, pourvu qu’elle ait, en substance, effectué l’analyse de façon raisonnable.  Comme l’a clairement indiqué le juge La Forest dans Tock, les facteurs qu’il a énumérés constituent simplement des exemples de critères qui, selon les tribunaux, peuvent se révéler utiles lorsque vient le temps d’évaluer la gravité du préjudice par rapport à l’utilité de la conduite du défendeur.  Ces facteurs ne forment pas une liste exhaustive ou essentielle de questions qui doivent être expressément examinées dans tous les cas.  Le défaut de mentionner expressément un ou plusieurs de ces facteurs ne constitue pas, à lui seul, une erreur susceptible de révision.

[55]                          La Commission avait pour tâche de déterminer si, eu égard à l’ensemble des circonstances, il était déraisonnable d’obliger l’appelante à subir l’atteinte sans indemnité. Elle a examiné la preuve et les décisions faisant autorité.  Bien qu’elle n’ait pas fait référence nommément aux facteurs pertinents, elle en a tenu compte.  Plus précisément, elle a examiné l’ampleur des changements apportés à la route 17, le fait que ces changements avaient été jugés nécessaires pour la sécurité publique, la connaissance qu’avait l’appelante des plans de modification de la route et sa participation à leur établissement, de même que la mesure dans laquelle l’intimée a tenu compte, dans sa prise de décision, des préoccupations de l’appelante quant à la nouvelle autoroute. La Commission a conclu que l’atteinte résultant de la construction de l’autoroute était grave et constituerait une nuisance si ce n’était que l’ouvrage avait été construit aux termes d’une loi : p. 110-115.  Cette approche ne comportait aucune erreur susceptible de révision.

[56]                          De même, je suis d’avis que la Commission n’a pas omis de prendre en compte l’utilité de l’activité de l’intimée ni d’effectuer l’exercice de mise en balance requis, comme l’a pourtant conclu la Cour d’appel.  Ainsi que nous l’avons vu, la Commission était consciente de l’importance de la construction de l’autoroute.  Mais elle n’a pas permis que cette préoccupation supplante l’examen de la question de savoir s’il était raisonnable d’obliger l’appelante à supporter sans indemnité le fardeau que lui avait imposé la construction.  La Commission a bien compris que le régime législatif d’indemnisation pour effet préjudiciable vise à garantir que les individus n’aient pas à supporter un fardeau disproportionné de dommages découlant de l’atteinte à l’utilisation et à la jouissance du bien‑fonds causée par la construction d’un ouvrage public.  Elle pouvait raisonnablement conclure que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il ne fallait pas s’attendre à ce que l’appelante subisse en permanence une entrave à l’utilisation de son bien‑fonds qui en avait considérablement diminué la valeur marchande, et ce, afin de servir l’intérêt supérieur du public.

IV.  Dispositif

[57]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance de la Commission des affaires municipales de l’Ontario.  Je suis également d’avis de ne pas modifier les ordonnances relatives aux dépens rendues par la Commission ou la Cour divisionnaire.  (La Cour a été informée que les dépens devant la Commission ont été fixés et payés par l’intimée.)  Je suis aussi d’avis d’adjuger à l’appelante les dépens de l’appel devant la Cour d’appel au montant convenu de 20 000 $, y compris les débours, et de ne pas modifier la répartition des dépens ordonnée par la Cour d’appel relativement à l’appel incident interjeté devant elle.  Dans la présente affaire fondée sur la Loi sur l’expropriation, je suis enfin d’avis d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et d’accorder à l’appelante ses dépens devant notre Cour, y compris ceux afférents à la demande d’autorisation d’appel, sur la base avocat‑client. 

 

                    Pourvoi accueilli avec dépens.

                    Procureurs de l’appelante : Rueter Scargall Bennett, Toronto.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante la Ville de Toronto : Ville de Toronto, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Metrolinx : Stikeman Elliott, Toronto.

 

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