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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3

Date :  20090108

Dossier :  32041

 

Entre :

Earl Lipson

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Et entre :

Jordan B. Lipson

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

Traduction française officielle

 

Coram :  Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 53)

 

Motifs dissidents :

(par. 54 à 99)

 

Motifs dissidents :

(par. 100 à 124)

Le juge LeBel (avec l’accord des juges Fish, Abella et Charron)

 

Le juge Binnie (avec l’accord de la juge Deschamps)

 

 

Le juge Rothstein

______________________________


Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3

 

Earl Lipson                                                                                                                          Appelant

 

c.

 

Sa Majesté la Reine                                                                                                               Intimée

 

- et -

 

Jordan B. Lipson                                                                                                                Appelant

 

c.

 

Sa Majesté la Reine                                                                                                               Intimée

 

Répertorié : Lipson c. Canada

 

Référence neutre : 2009 CSC 1.

 

No du greffe : 32041.

 

2008 : 23 avril; 2009 : 8 janvier.

Présents : Les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

 

en appel de la cour d’appel fédérale

                   Droit fiscal — Impôt sur le revenu — Évitement fiscal — Série d’opérations — Série d’opérations allant de l’emprunt contracté par l’épouse pour l’achat d’actions de l’entreprise familiale à la déduction par le mari de l’intérêt payé sur le prêt hypothécaire contracté pour l’achat de la résidence du couple — La règle générale anti-évitement s’applique-t-elle de façon à supprimer les avantages fiscaux? — La série d’opérations entraîne-t-elle un abus dans l’application d’une ou de plusieurs dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu ? — Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5 e  suppl .), art. 245(4).

 

                   Le contribuable E et son épouse ont conclu un contrat d’achat et de vente d’une résidence familiale.  L’épouse a contracté un emprunt bancaire de 562 500 $ pour acheter des actions d’une entreprise familiale.  Elle a versé le montant du prêt directement au contribuable, qui lui a transféré les actions.  Les époux ont obtenu un prêt hypothécaire de 562 500 $.  Le même jour, ils ont affecté le montant du prêt hypothécaire au remboursement de la totalité du prêt contracté pour l’achat des actions.  Dans ses déclarations de revenus pour 1994, 1995 et 1996, le contribuable a déduit l’intérêt hypothécaire et déclaré les dividendes imposables touchés sur les actions.  Son frère, J, a effectué des opérations du même type.  Le ministre du Revenu national a refusé les déductions pour ces années d’imposition et établi de nouvelles cotisations en conséquence.  La Cour canadienne de l’impôt a rejeté les appels des contribuables, concluant que les séries d’opérations donnaient lieu à un abus dans l’application de l’al. 20(1) c) de la Loi de l’impôt sur le revenu , de ses par. 20(3) et 73(1), ainsi que de son art. 74.1 .  La Cour d’appel fédérale a confirmé sa décision. 

 

                   Arrêt (les juges Binnie, Deschamps et Rothstein dissidents) : Les pourvois sont rejetés.

 

                   Les juges LeBel, Fish, Abella et Charron : En droit fiscal, un principe de longue date veut que le contribuable puisse organiser ses affaires de manière à réduire le plus possible l’impôt exigible.  Ce principe n’a toutefois jamais été absolu, et le législateur a adopté la règle générale anti-évitement (« RGAÉ ») pour limiter les opérations d’évitement permises tout en respectant le besoin de certitude des contribuables.  La RGAÉ supprime un avantage fiscal à trois conditions : l’avantage découle d’une opération (par. 245(1) et 245(2)), qui constitue une opération d’évitement au sens du par. 245(3) et qui entraîne un abus au sens du par. 245(4).  Il appartient au contribuable de démontrer que les deux premières conditions ne sont pas remplies, et au ministre de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’opération d’évitement entraîne un abus au sens du par. 245(4).  En l’espèce, de l’aveu des intéressés, toutes les opérations conféraient deux avantages fiscaux et constituaient des opérations d’évitement.  [21-23]

 

                   Une démarche à deux volets s’impose pour déterminer si une opération entraîne un abus au sens du par. 245(4) de la Loi.  Premièrement, le tribunal doit recourir à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique unifiée des dispositions conférant l’avantage fiscal afin de déterminer leur objet essentiel et leur esprit.  Il importe de préciser quelle disposition législative correspond à chacun des avantages fiscaux.  En l’espèce, la déductibilité de l’intérêt correspond à l’al. 20(1)c) et au par. 20(3), et l’application des règles d’attribution pour réduire le revenu du contribuable est liée aux par. 73(1) et 74.1(1).  Deuxièmement, le tribunal doit déterminer si l’opération d’évitement contrecarre l’objet ou l’esprit des dispositions pertinentes.  Dans le cas d’une série d’opérations, l’abus doit être lié aux opérations mêmes qui la constituent.  Cependant, les opérations doivent être prises en compte dans leur ensemble pour déterminer si, individuellement, elles entraînent un abus dans l’application d’une ou de plusieurs dispositions de la Loi.  Chacune des opérations doit être considérée dans le contexte de la série.  Cette démarche est compatible avec le libellé de la RGAÉ, en particulier le par. 245(2) et l’al. 245(3)b), qui prévoient la suppression d’un avantage fiscal découlant d’une série d’opérations.  En outre, l’emploi des adverbes « directement ou indirectement » au par. 245(4) traduit l’intention du législateur que la RGAÉ s’applique même lorsque l’abus résulte indirectement d’une opération et, conséquemment, qu’il soit tenu compte de la série d’opérations pour déterminer si l’une d’elles est abusive.  Il est préférable de parler de l’« effet global » des opérations, ce qui correspond plus précisément au libellé du par. 245(4) et à la jurisprudence de la Cour, plutôt que de leur « objet global », ce qui pourrait impliquer à tort que la motivation du contribuable ou la fin de l’opération est décisive.  Un objectif d’évitement est nécessaire pour qu’il y ait violation de la RGAÉ suivant le par. 245(3), mais son existence n’est pas décisive pour l’application du par. 245(4).  [25-28] [33-34] [36-38]

 

                   Le ministre n’a pas établi l’abus de l’al. 20(1)c) et du par. 20(3) eu égard à leur objet.  La série d’opérations est devenue problématique lorsque le contribuable et son épouse ont eu recours aux par. 73(1) et 74.1(1) pour atteindre l’objectif sous-tendant la série d’opérations, à savoir que le contribuable déduise de son propre revenu les intérêts que son épouse pouvait déduire du sien.  L’attribution qui, par application du par. 74.1(1), a permis au contribuable de déduire l’intérêt afin de réduire l’impôt payable sur le revenu de dividendes tiré des actions et sur d’autres revenus, ce qu’il n’aurait pu faire n’eût été le lien de dépendance avec son épouse, constitue de l’évitement fiscal abusif.  Il importe peu que la décision du contribuable de ne pas se soustraire à l’application du par. 73(1) ait automatiquement emporté l’application du par. 74.1(1).  Permettre au contribuable de se prévaloir du par. 74.1(1) pour que son impôt sur le revenu soit inférieur à ce qu’il aurait été sans le transfert des actions à son épouse contrecarre l’objet des règles d’attribution.  Dans l’affaire Singleton, ni la RGAÉ ni l’art. 74.1 de la Loi n’étaient en cause, de sorte qu’une distinction s’impose.  [20] [41-42]

 

                   En l’espèce, la Cour ne pouvait tenir compte d’une interprétation et d’une application de la règle anti-évitement particulière prévue au par. 74.5(11) que toutes les parties avaient expressément rejetées au fil des instances.  La RGAÉ était le point central des pourvois et fondait à juste titre les nouvelles cotisations.  Les opérations tombent sous le coup de la RGAÉ.  Les tribunaux doivent s’abstenir d’étendre la portée de la RGAÉ au-delà de l’objectif législatif sous-jacent, mais lorsque son libellé et les principes qui en découlent s’appliquent à une opération, ils ne doivent pas refuser de l’appliquer au motif qu’une disposition plus particulière que le ministre et les contribuables ont tenue pour inapplicable tout au long de la procédure pourrait également s’appliquer.  [43-47]

 

                   Enfin, le tribunal appelé à déterminer les attributs fiscaux de l’application de la RGAÉ suivant le par. 245(5) doit être convaincu qu’il y a opération d’évitement au sens du par. 245(4), que le par. 245(5) prévoit les conséquences fiscales et que l’avantage fiscal découlant de l’opération abusive doit être supprimé.  Il doit ensuite déterminer si ces attributs fiscaux sont raisonnables dans les circonstances.  En l’espèce, le refus de la déduction de l’intérêt dans le calcul du revenu ou de la perte attribué au contribuable et la réattribution de cette déduction à son épouse est une issue raisonnable.  [51]

 

                   Les juges Binnie et Deschamps (dissidents) : Si son application n’est pas balisée par la jurisprudence, la RGAÉ est une arme susceptible d’avoir un effet considérable, sérieux et imprévisible sur la planification fiscale légitime.  Néanmoins, elle doit jouer un rôle véritable.  Ce rôle est circonscrit par l’exigence, prévue au par. 245(4), que le ministre établisse non seulement que l’opération est une « opération d’évitement », mais aussi que l’avantage fiscal découle d’un abus dans l’application des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu  qui sont invoquées.  En l’espèce, le ministre n’a pas fait cette preuve.  Correctement qualifiée, la série d’opérations constitue un stratagème d’évitement fiscal qui n’aurait pas dû être jugé abusif au sens de la RGAÉ.  [55] [59] [64]

 

                   L’arrêt Singleton enseigne qu’il n’y a rien d’abusif en principe à ce que le contribuable réorganise son capital (emprunté ou non) de façon avantageuse sur le plan fiscal.  Le ministre ne demande pas à la Cour de revenir sur cette décision.  Il ne prétend pas que la RGAÉ se serait appliquée dans cette affaire.  Il reconnaît que nul ne conteste la déductibilité des intérêts.  Si on applique l’arrêt Singleton, la seule question est celle de savoir si la déduction devient « abusive » lorsque le revenu ou la perte est réattribué au cédant en application des règles d’attribution entre époux énoncées aux par. 73(1) et 74.1(1).  [57-58]  [60]

 

                   Si la planification fiscale n’était pas abusive dans l’affaire Singleton, le ministre n’a pas établi l’évitement fiscal abusif dans la présente espèce, qui se distingue uniquement par sa dimension conjugale.  La Loi ne décourage pas le transfert de biens à leur juste valeur marchande entre époux.  En effet, en permettant le transfert d’un bien à l’époux au prix de base rajusté pour l’auteur du transfert, le législateur a voulu rendre l’opération attrayante.  Le ministre a omis de mettre au jour, comme l’exigent les arrêts Trustco Canada et Kaulius, la politique précise que contrecarrait le stratagème du contribuable.  Si la Cour permettait au ministre de s’en remettre à de vagues généralités ou à l’existence d’une « politique prépondérante », l’incertitude entourant la planification fiscale qu’elle a voulu lever en rendant ces arrêts n’en serait que plus grande.  [59] [67]

 

                   Suivant l’arrêt Trustco Canada, le ministre doit décrire l’abus de « l’objet ou l’esprit » des dispositions « [selon] une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique des dispositions invoquées pour obtenir l’avantage fiscal ».  En faisant fi de la vente initiale des actions à l’épouse, en considérant plutôt les intérêts payés à cet égard comme de simples intérêts sur le prêt hypothécaire résidentiel et en faisant effectivement valoir la non-déductibilité en soi de l’intérêt hypothécaire (malgré l’arrêt Singleton), le ministre s’en remet plus ou moins à une espèce de « politique prépondérante » que la Cour, dans l’arrêt Trustco Canada, a voulu exclure de l’analyse que commande la RGAÉ. [65]

 

                   En l’espèce, comme dans l’affaire Singleton, il y a eu modification réelle de la situation financière du contribuable.  La vente des actions doit être reconnue comme un maillon essentiel de la « série d’opérations ».  Le législateur a certainement prévu que s’il offrait un choix au par. 73(1) lors d’un transfert de biens entre époux, le contribuable s’en prévaudrait pour réduire son impôt.  Loin de contrevenir à « l’objet ou l’esprit » des règles d’attribution entre époux, le stratagème du contribuable les respectait ou, du moins, n’en constituait pas un abus.  Il ne saurait y avoir abus des règles d’attribution chaque fois qu’un époux dont le revenu est inférieur contracte un emprunt pour acheter des actions à un époux dont le revenu est supérieur, sauf dans le cas où l’auteur du transfert se soustrait à l’application des par. 73(1) et 74.1(1) et renonce ainsi à l’avantage fiscal que prévoit clairement la Loi.  Bien des couples se considèrent comme des unités économiques, mais les nombreuses ruptures rappellent que l’union économique issue du mariage n’est ni indissoluble ni exempte de risques. [87] [91-93] [96]

 

                   L’interprétation fondée sur l’« objet global » adoptée par la Cour de l’impôt, puis entérinée par la Cour d’appel fédérale, constituait une erreur de droit.  Pour les besoins du par. 245(4), l’accent est mis principalement sur le résultat, et non sur l’objet.  Les rapports juridiques créés par le contribuable ne sont pas déterminants pour l’application de la RGAÉ, mais ils ne peuvent être ignorés.  En l’espèce, appliquer la RGAÉ équivaut à invoquer pour la forme le principe suivant lequel le contribuable peut organiser ses affaires de façon à payer le moins d’impôt possible,  sans prendre son rôle au sérieux en ce qui concerne la cohérence, la prévisibilité et l’équité du régime fiscal.  [86] [90] [98]

 

                   Le juge Rothstein (dissident) : Il n’y a pas eu d’abus de l’al. 20(1)c) et du par. 20(3) de la Loi.  Rien ne s’oppose à ce qu’un contribuable organise ses affaires de façon à acquérir un bien personnel grâce à un financement par actions et un bien productif de revenus grâce à un financement par emprunt.  En ce qui concerne l’application du par. 74.1(1) au bénéfice du contribuable, les par. 245(2) et (4) exigent du ministre qu’il prenne en compte toutes les autres dispositions pertinentes de la Loi avant d’avoir recours à la RGAÉ.  La Cour a statué dans l’arrêt Trustco Canada que la RGAÉ est une disposition de dernier recours.  Lorsqu’une règle anti-évitement particulière interdit au contribuable de se prévaloir de la disposition habilitante pour se soustraire entièrement ou partiellement à l’impôt, la RGAÉ ne s’applique pas.  Le ministre disposait d’autres moyens en l’espèce.  Le paragraphe 74.5(11) constitue une règle anti-évitement particulière faisant obstacle à l’application des règles d’attribution lorsque l’un des principaux motifs du transfert d’un bien est la réduction de l’impôt payable sur le revenu tiré du bien.  En l’espèce, l’un des principaux motifs du transfert des actions à l’épouse était de réduire ou de neutraliser le revenu de dividendes tiré des actions.  Étant donné que le par. 74.5(11) s’appliquait, l’art. 245 ne s’appliquait donc pas et ne pouvait être invoqué par le ministre.  Ce dernier aurait dû se fonder sur le par. 74.5(11) pour établir la nouvelle cotisation eu égard à l’application du par. 74.1(1).  Son omission de le faire porte un coup fatal à cette nouvelle cotisation.  Le ministre ne peut décider d’emblée de s’en remettre plutôt à la RGAÉ pour réprimer le recours abusif au par. 74.1(1), comme si le par. 74.5(11) n’existait pas.  Le fait que les parties ne l’ont pas invoqué pour établir la nouvelle cotisation ou pour justifier le rejet de la thèse du ministre n’empêche pas le par. 74.5(11) de s’appliquer en droit.  Si la nouvelle cotisation visant le contribuable avait été établie sur le fondement de la disposition anti-évitement particulière applicable — le par. 74.5(11) —, l’avantage fiscal issu de l’utilisation des règles d’attribution aurait été écarté.  Le ministre ne pouvait invoquer la RGAÉ pour établir une nouvelle cotisation à l’égard de l’utilisation de l’art. 74.1 par le contribuable.  [100] [102] [104-105] [108-110] [114-115] [118] [122] [124]

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge LeBel

 

                   Distinction d’avec l’arrêt : Singleton c. Canada, 2001 CSC 61, [2001] 2 R.C.S. 1046, conf. [1999] 4 C.F. 484; arrêts mentionnés : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Mathew c. Canada, 2005 CSC 55, [2005] 2 R.C.S. 643; Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1; Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715; Entreprises Ludco Ltée c. Canada, 2001 CSC 62, [2001] 2 R.C.S. 1082; Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627.

 

Citée par le juge Binnie (dissident)

 

                   Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1; Singleton c. Canada, 2001 CSC 61, [2001] 2 R.C.S. 1046; Jabs Construction Ltd. c. La Reine, 1999 CanLII 520; Mathew c. Canada, 2005 CSC 55, [2005] 2 R.C.S. 643.

 

Citée par le juge Rothstein (dissident)

 

                   Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.

 

Lois et règlements cités

 

Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. 1985, ch. 1 (5 e  suppl .), art. 18(1)a), h), 20, 73(1), 74.1 à 74.5, 245.

 

Doctrine citée

 

Ahmed, Firoz, and Cassandra Priede.  « Case Comment — Lipson v. Canada » (2007), 17 Can. Curr. Tax 77.

 

Krishna, Vern.  The Fundamentals of Canadian Income Tax, 9th ed.  Toronto : Thomson/Carswell, 2006.

 

McDonnell, Thomas E.  « The Relevance of “Overall Purpose” in a GAAR Analysis » (2007), 55 Rev. fisc. can. 720.

 

Thivierge, Manon.  « GAAR Redux : After Canada Trustco », dans Report of Proceedings of the Fifty-Eighth Tax Conference.  Toronto : Association canadienne d’études fiscales, 2007, 4:1.

 

                   POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Décary, Noël et Sexton), 2007 CAF 113, [2007] 4 R.C.F. 641, 280 D.L.R. (4th) 714, 361 N.R. 191, [2007] 3 C.T.C. 110, 2007 D.T.C. 5172, [2007] A.C.F. no 402 (QL), 2007 CarswellNat 2257, qui a confirmé une décision du juge en chef Bowman, 2006 CCI 148, [2006] 3 C.T.C. 2494, 2006 D.T.C. 2687, [2006] A.C.I. no 174 (QL), 2006 CarswellNat 982.  Pourvois rejetés, les juges Binnie, Deschamps et Rothstein sont dissidents.

 

                   Edwin G. Kroft et Rosemarie Wertschek, c.r., pour les appelants.

 

                   Wendy Burnham et Daniel Bourgeois, pour l’intimée.

 

                   Version française du jugement des juges LeBel, Fish, Abella et Charron rendu par

 

                   Le juge LeBel

 

I.       Introduction

 

[1]               Dans les présents pourvois réunis, notre Cour est appelée à se prononcer sur ce qui constitue de l’évitement fiscal abusif aux fins de la règle générale anti-évitement (« RGAÉ ») de la Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. 1985, ch. 1 (5 e  suppl .) (« LIR  » ou « Loi  »).  Plus particulièrement, elle doit décider si une série d’opérations, allant de l’emprunt contracté par l’épouse pour l’achat d’actions de l’entreprise familiale à la déduction par le mari de l’intérêt payé sur le prêt hypothécaire contracté pour l’achat de la résidence du couple, constitue un abus dans l’application d’une ou de plusieurs dispositions de la Loi * au sens du par. 245(4)  de la LIR .

 

[2]               Dans les arrêts connexes Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601 (« Trustco Canada »), et Mathew c. Canada, 2005 CSC 55, [2005] 2 R.C.S. 643 (« Kaulius »), notre Cour a établi le cadre d’analyse qui permet de déterminer s’il y a ou non évitement fiscal abusif.  Ainsi, pour l’application du par. 245(4), il y a évitement fiscal abusif lorsque l’opération en cause va à l’encontre de l’objet ou de l’esprit d’une ou de plusieurs des dispositions invoquées par le contribuable.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, je conviens avec les tribunaux inférieurs que l’intimée a prouvé l’évitement fiscal abusif.  La RGAÉ s’applique à l’une des opérations de la série et peut donc permettre de supprimer l’un des avantages fiscaux réclamés par les appelants.  Les pourvois sont donc rejetés.

 

II.      Faits

 

[4]               Les pourvois ont été entendus à partir d’un document appelé [traduction] « exposé conjoint des faits et conclusion » sur lequel je m’appuie pour résumer les faits pertinents.  L’appelant Earl Lipson (« M. Lipson ») a effectué une série d’opérations dans le but avoué de réduire son impôt sur le revenu.  Il reconnaît en outre que ses opérations constituaient des opérations d’évitement au sens du par. 245(3)  de la LIR .  En avril 1994, M. Lipson et son épouse, Jordanna (« Mme Lipson »), ont convenu d’acheter une résidence familiale à Toronto au prix de 750 000 $.  Le 31 août 1994, Mme Lipson a emprunté à la Banque de Montréal la somme de 562 500 $ pour acheter à leur juste valeur marchande 20 actions et 5/6 de l’entreprise familiale Lipson Family Investments Limited.  Elle ne touchait pas un revenu suffisant pour payer l’intérêt sur le prêt, et la banque ne lui aurait pas prêté l’argent sans garantie si son mari ne s’était pas engagé à rembourser le lendemain la totalité de la somme empruntée.  Mme Lipson a versé le montant du prêt directement à son mari, qui lui a transféré les actions.  Signalons que le frère de M. Lipson, Jordan B. Lipson, a effectué des opérations du même type.  Les parties ont convenu devant les tribunaux inférieurs que l’issue de l’appel interjeté par M. Lipson vaudrait également pour celui formé par son frère.  Notre Cour a réuni les deux appels dans un seul correspondant au dossier no 32041.

 

[5]               M. et Mme Lipson ont obtenu de la Banque de Montréal un prêt hypothécaire dont le montant de 562 500 $ leur a été versé à la date de transfert de la propriété, soit le 1er septembre 1994.  Les époux se portaient codébiteurs hypothécaires.  Le même jour, ils ont affecté le montant du prêt hypothécaire au remboursement de la totalité du prêt contracté pour l’achat des actions.

 

[6]               M. Lipson a invoqué quatre articles de la LIR  pour déduire l’intérêt hypothécaire dans ses déclarations de revenus pour 1994, 1995 et 1996 dont, en premier lieu, le par. 73(1), qui permet au contribuable de reporter l’impôt sur le transfert de biens entre époux.  M. Lipson n’a pas soustrait les biens en cause à l’application de cette disposition comme il lui était permis de le faire.  Par conséquent, le transfert de ses actions à son épouse est réputé avoir eu lieu au prix de base rajusté, pour lui, plutôt qu’à la juste valeur marchande, de sorte qu’il n’a pas subi de perte ni réalisé de gain lors de la vente.

 

[7]               Deuxièmement, aux fins de l’impôt, l’art. 74.1 a pour effet de réattribuer à l’auteur du transfert tout revenu ou perte provenant du bien transféré d’un conjoint à l’autre.  Même si Mme Lipson était propriétaire des actions achetées à son époux, le revenu de dividendes et les pertes étaient donc attribués à son mari.

 

[8]               La troisième disposition invoquée, même si les actions ont été payées grâce au prêt contracté pour leur achat, et non grâce au prêt hypothécaire, correspond au par. 20(3), qui autorise la déduction de l’intérêt sur l’argent emprunté pour rembourser un emprunt antérieur lorsque l’intérêt sur le prêt initial est déductible.  Comme le fait remarquer le juge de la Cour canadienne de l’impôt (« Cour de l’impôt »), cette disposition vise à faciliter le refinancement (2006 CCI 148, [2006] A.C.I. no 174 (QL), par. 20).  Le prêt hypothécaire était donc réputé avoir servi à l’achat des actions.

 

[9]               Enfin, M. Lipson a déduit l’intérêt hypothécaire en application de l’al. 20(1)c), qui autorise la déduction de l’intérêt sur l’argent emprunté « en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien ».  Nul ne conteste que les actions de Lipson Family Investments Limited constituaient des biens productifs de revenu pour Mme Lipson et que, n’eût été la règle d’attribution, l’épouse aurait pu déduire, suivant l’al. 20(1)c), l’intérêt sur l’argent emprunté pour acheter les actions.  Toutefois, par application de cette règle prévue à l’art. 74.1, le revenu de dividendes et les frais d’intérêts ont été attribués à M. Lipson.

 

[10]             Dans ses déclarations de revenus pour 1994, 1995 et 1996, M. Lipson a déduit l’intérêt hypothécaire et déclaré les dividendes imposables versés sur les actions.  Le ministre du Revenu national (« ministre ») a refusé la déduction des frais d’intérêts s’élevant respectivement à 12 948,19 $, 47 370,55 $ et 44 572,95 $ pour les trois années d’imposition et il a établi de nouvelles cotisations en conséquence.  Initialement, il a refusé les déductions au motif que la véritable fin économique à laquelle l’argent emprunté avait été utilisé n’était pas la production d’un revenu, de sorte que l’intérêt n’était pas déductible suivant l’al. 20(1) c) de la LIR .  Toutefois, avant que la Cour de l’impôt ne soit saisie de l’affaire, dans l’arrêt Singleton c. Canada, 2001 CSC 61, [2001] 2 R.C.S. 1046, conf. [1999] 4 C.F. 484, notre Cour a écarté le critère de la « véritable fin économique ».  Le ministre a donc invoqué la RGAÉ prévue à l’art. 245 de la LIR et soutenu que la série d’opérations constituait de l’évitement fiscal abusif.

 

III.    Historique judiciaire

 

[11]             Les appelants ont interjeté appel des nouvelles cotisations devant la Cour de l’impôt.  La seule question en litige était celle de savoir si les opérations, qui de l’aveu des appelants constituaient des opérations d’évitement conférant un avantage fiscal, donnaient lieu à un évitement fiscal abusif et tombaient sous le coup de la RGAÉ.  Recourant à la méthode d’application de la RGAÉ retenue par notre Cour dans les arrêts Trustco Canada et Kaulius, le juge en chef Bowman a conclu que « [l’]objet global, de même que l’usage qui a été fait de chaque disposition visaient à rendre déductibles les intérêts sur l’argent utilisé pour acheter une résidence personnelle » (par. 23).  Il a insisté sur l’importance de l’objet global des opérations au regard de l’objet de chacune de ces dispositions et il a conclu que les séries d’opérations donnaient lieu à un abus dans l’application de l’al. 20(1) c) de la LIR , de ses par. 20(3) et 73(1), ainsi que de son art. 74.1 (par. 23).  Il a donc rejeté les appels.

 

[12]             Devant la Cour d’appel fédérale, les appelants ont plaidé que le juge en chef Bowman avait eu tort de se fonder sur l’objet global des séries d’opérations pour conclure à l’abus dans l’application de certaines dispositions de la LIR .  Ils ont fait valoir que le juge en chef Bowman avait tenu compte de la fin et de la raison d’être économiques des opérations, ce qui ne correspondait pas au critère applicable à la déductibilité de l’intérêt pour les besoins de l’al. 20(1)c).  Selon eux, il fallait considérer séparément chacune des opérations ainsi que les rapports juridiques qui en avaient résulté, ce qui ne permettait pas de conclure à l’abus dans l’application des dispositions en cause.  À leur avis, cette démarche était compatible avec celle préconisée par notre Cour dans les arrêts Trustco Canada et Kaulius.

 

[13]             Le juge Noël a reconnu que, considérées séparément et sans égard à l’objet global du stratagème, les opérations ne semblaient pas abusives (2007 CAF 113, [2007] 4 C.F. 641, par. 33).  Toutefois, il a conclu qu’on ne pouvait reprocher au juge en chef Bowman d’avoir considéré les opérations comme faisant partie d’une série.  Le libellé du par. 245(2) et celui de l’al. 245(3)b) renvoient en effet à la suppression d’un avantage fiscal découlant d’une « série d’opérations ». De plus, le juge Noël cite le par. 46 de l’arrêt Kaulius où notre Cour dit qu’il convient de considérer « l’objet ou l’esprit » de la disposition « à la lumière de la série d’opérations ».  Il a donc estimé que « la série ne peut être ignorée quand on se demande s’il y a eu abus de la disposition » suivant la RGAÉ (par. 45).  Il a statué qu’il était permis au juge en chef Bowman de conclure comme il l’avait fait qu’un abus dans l’application de plusieurs dispositions de la LIR  avait découlé des opérations.  Il a rejeté les appels.

 

IV.    Analyse

 

A.      Questions en litige et thèses des parties

 

[14]             Les appelants soutiennent que le ministre n’a pas prouvé l’évitement fiscal abusif. Ils font remarquer que nul ne conteste que l’opération d’achat d’actions constituait une opération juridique véritable par laquelle Mme Lipson a fait l’acquisition d’actions de Lipson Family Investments Limited.  La contribuable a tiré de ces actions un revenu qu’elle aurait dû déclarer n’eût été l’art. 74.1  de la LIR , mais en application de l’al. 20(1)c) — qui vise à encourager l’accumulation de biens productifs de revenu —, elle aurait pu déduire l’intérêt payé sur l’argent emprunté pour acheter les actions.  Comme l’applicabilité de l’al. 20(1)c) dépend de l’affectation des fonds empruntés (soit leur utilisation réelle), et non de leur répartition (fondée sur des présomptions d’utilisation), la disposition s’intéresse aux rapports juridiques, et non à la véritable fin économique de l’opération ou de la série d’opérations (mémoire des appelants, par. 72-76).  Notre Cour l’a d’ailleurs confirmé dans l’affaire Singleton, où l’al. 20(1)c) autorisait effectivement le contribuable à déduire l’intérêt sur son prêt hypothécaire résidentiel parce qu’il avait affecté la somme empruntée directement à l’acquisition d’un bien productif de revenu, et non d’une résidence.  Les opérations en question n’allaient donc pas à l’encontre de l’objet de l’al. 20(1)c).

 

[15]             Dans le même ordre d’idées, les appelants font valoir que les opérations respectent l’objet des trois autres dispositions invoquées.  Le paragraphe 20(3) porte sur le refinancement d’un prêt, et c’est ce que les Lipson ont fait en remboursant le prêt contracté pour l’achat des actions avec le montant du prêt hypothécaire.  Le paragraphe 73(1) s’applique automatiquement à moins que le contribuable ne soustraie le bien à son application, et l’art. 74.1 s’applique lui aussi automatiquement si le contribuable ne soustrait pas le bien à l’application du par. 73(1).  Les dispositions ont joué de la manière prévue.  Il y aurait eu abus si elles ne s’étaient pas appliquées.

 

[16]             Les appelants soutiennent que les tribunaux inférieurs ont appliqué erronément la RGAÉ en se fondant sur l’« objet global » des opérations, car l’« objet global » ne constitue pas un critère aux fins du par. 245(4).  De plus, dans la mesure où « objet global » est synonyme de « véritable fin économique », dans l’arrêt Singleton, notre Cour a écarté ce critère pour les besoins de l’al. 20(1)c) et, dans l’arrêt Trustco Canada, elle a opiné que la « raison d’être économique » n’est pas déterminante dans l’analyse que commande le par. 245(4) (Trustco Canada, par. 57 et 59).  Le recours au critère de l’« objet global » pour l’application du par. 245(4) donnerait lieu à des décisions contradictoires et serait source d’incertitude pour les contribuables.

 

[17]             L’intimée prétend pour sa part que la thèse des appelants fait abstraction de l’existence de la RGAÉ.  Or, cette règle de la LIR  vise précisément à invalider un mécanisme qui, « sans le présent article [l’art. 245] », conférerait un avantage fiscal (par. 245(2)).  En d’autres termes, même si la disposition invoquée accorde un avantage fiscal, l’opération peut être abusive au sens du par. 245(4)  de la Loi .

 

[18]             Suivant l’analyse contextuelle et téléologique de la RGAÉ que commandent les arrêts Trustco Canada et Kaulius, il faut examiner l’objet de chacune des dispositions invoquées puis déterminer si l’opération ou la série d’opérations respecte cet objet. Pour l’intimée, la démarche mène inéluctablement à la conclusion que la déduction de l’intérêt en l’espèce contrecarre l’objet des dispositions invoquées.  Plus précisément, la déduction de l’intérêt hypothécaire est incompatible avec l’objet de l’al. 20(1)c), car les frais personnels, tel l’intérêt sur un prêt hypothécaire résidentiel, ne sont pas déductibles en application de cet alinéa, comme le confirment les al. 18(1) a) et h) de la LIR .  Elle est également contraire à l’art. 74.1, dont la raison d’être est d’empêcher le fractionnement du revenu.  Il s’agit d’une disposition anti-évitement, mais elle a été utilisée précisément pour soustraire le revenu à l’impôt.  Permettre à un époux de déduire l’intérêt sur l’argent emprunté pour effectuer une dépense personnelle bénéficiant aux deux époux ne saurait être conforme à l’objet ou à l’esprit de l’al. 20(1)c), du par. 73(1) ou de l’art. 74.1.  L’intimée prétend donc que les tribunaux inférieurs ont eu raison de conclure que les opérations tombaient sous le coup de la RGAÉ.

 

B.      Applicabilité en l’espèce de l’arrêt Singleton

 

[19]             Les appelants, je le rappelle, estiment que l’arrêt Singleton appuie leur thèse en ce qu’il met l’accent sur les rapports juridiques.  Le ministre reconnaît que sans la RGAÉ, M. Lipson aurait pu à bon droit déduire l’intérêt sur le fondement de l’al. 20(1)c) (exposé conjoint des faits et conclusion, par. 15).  Si, comme dans l’affaire Singleton, la question en litige s’entendait de la déductibilité suivant cet alinéa, l’aveu du ministre serait fatal.

 

[20]             Or, dans l’affaire Singleton, ni la RGAÉ ni l’art. 74.1  de la LIR  n’étaient en cause, de sorte qu’une distinction s’impose.  En tenant l’arrêt Singleton pour déterminant en l’espèce, les appelants font en réalité abstraction de la présence de la RGAÉ dans la LIR .

 

C.      Interprétation de dispositions fiscales et principe de la réduction de l’obligation fiscale

 

[21]             En droit fiscal, un principe de longue date veut que le contribuable puisse organiser ses affaires de manière à réduire le plus possible l’impôt exigible (Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.)).  Ce principe, qui vaut toujours, n’a jamais été absolu.  Aussi, le législateur a adopté l’art. 245  de la LIR  — la RGAÉ — pour limiter les opérations d’évitement permises tout en respectant le besoin de certitude des contribuables (Trustco Canada, par. 15).  En résumé, la RGAÉ supprime un avantage fiscal à trois conditions : l’avantage découle d’une opération (par. 245(1) et 245(2)), qui constitue une opération d’évitement au sens du par. 245(3) et qui entraîne un abus au sens du par. 245(4).  Il appartient au contribuable de démontrer que les deux premières conditions ne sont pas remplies, et au ministre de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’opération d’évitement entraîne un abus au sens du par. 245(4).

 

[22]             Les appelants prétendent que les tribunaux inférieurs ont eu tort de faire fi de l’existence des deux avantages fiscaux découlant de la série d’opérations.  Ils soutiennent et reconnaissent que la série d’opérations confère deux avantages fiscaux : la déductibilité de l’intérêt par Mme Lipson et la déduction de cet intérêt du revenu de M. Lipson par le jeu des règles d’attribution (transcription, p. 9, 10 et 17).  Je préciserais que dans l’arrêt Trustco Canada, notre Cour a affirmé au par. 19 que l’existence d’un avantage fiscal reste une question de fait que la Cour de l’impôt est plus à même de trancher.  Cependant, dans la présente affaire, cette dernière n’a pas clairement statué que la série d’opérations conférait un seul avantage fiscal ou plusieurs.  Notre Cour doit donc en décider.  Je conviens que chacun de ces avantages fiscaux doit faire l’objet d’une analyse au regard de la RGAÉ.  Les appelants recherchaient un effet global, à savoir la déduction de l’intérêt hypothécaire de leur revenu.  L’analyse juridique que commande la RGAÉ ne peut cependant pas s’arrêter là.  Elle doit s’attacher aux avantages individuels — dont le cumul a pu permettre d’obtenir l’effet global — dans le contexte de la série d’opérations.

 

[23]             M. Lipson reconnaît que les opérations étaient toutes des opérations d’évitement (voir exposé conjoint des faits et conclusion, p. 16). Par conséquent, la question à trancher est celle de savoir si l’une ou l’autre des opérations a entraîné un abus dans l’application des dispositions invoquées par les contribuables.

 

[24]             La RGAÉ est énoncée à l’art. 245  de la LIR .  La disposition en litige, le par. 245(4), est rédigée comme suit :

 

       Le paragraphe (2) [c.-à-d. la suppression d’un avantage fiscal] ne s’applique qu’à l’opération dont il est raisonnable de considérer, selon le cas :

 

a) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, s’il n’était pas tenu compte du présent article, un abus dans l’application des dispositions d’un ou de plusieurs des textes suivants :

 

(i)       la présente loi,

 

(ii)      le Règlement de l’impôt sur le revenu,

 

(iii)     les Règles concernant l’application de l’impôt sur le revenu,

 

(iv)     un traité fiscal,

 

(v)      tout autre texte législatif qui est utile soit pour le calcul d’un impôt ou de toute autre somme exigible ou remboursable sous le régime de la présente loi, soit pour la détermination de toute somme à prendre en compte dans ce calcul;

 

b) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, un abus dans l’application de ces dispositions compte non tenu du présent article lues dans leur ensemble.

 

[25]             En d’autres termes, le contribuable ne se voit refuser l’avantage fiscal découlant d’une opération d’évitement que lorsque l’opération entraîne directement ou indirectement un abus dans l’application de dispositions de la Loi  (ou du Règlement, etc.).  La démarche qui s’impose pour déterminer si une opération entraîne un abus au sens du par. 245(4) a été établie dans l’arrêt Trustco Canada, aux par. 44-62, dont voici les passages les plus pertinents :

 

       L’interprétation contextuelle et téléologique des dispositions de la Loi  invoquées par le contribuable et l’application des dispositions interprétées correctement aux faits d’une affaire donnée sont au cœur de l’analyse fondée sur le par. 245(4).  Il faut d’abord interpréter les dispositions générant l’avantage fiscal pour en déterminer l’objet et l’esprit.  Il faut ensuite déterminer si l’opération est conforme à cet objet ou si elle le contrecarre.  L’analyse globale porte donc sur une question mixte de fait et de droit.  L’interprétation textuelle, contextuelle et téléologique de dispositions particulières de la Loi de l’impôt sur le revenu  est essentiellement une question de droit, mais l’application de ces dispositions aux faits d’une affaire dépend nécessairement des faits.

 

       Cette analyse aboutit à une conclusion d’évitement fiscal abusif dans le cas où le contribuable se fonde sur des dispositions particulières de la Loi de l’impôt sur le revenu  pour obtenir un résultat que ces dispositions visent à empêcher.  Ainsi, il y a évitement fiscal abusif lorsqu’une opération va à l’encontre de la raison d’être des dispositions invoquées.  Un mécanisme qui contourne l’application de certaines dispositions, comme des règles anti-évitement particulières, d’une manière contraire à l’objet ou à l’esprit de ces dispositions peut également donner lieu à un abus.  Par contre, l’existence d’un abus n’est pas établie lorsqu’il est raisonnable de conclure qu’une opération d’évitement au sens du par. 245(3) était conforme à l’objet ou à l’esprit des dispositions conférant l’avantage fiscal. [par. 44-45]

 

[26]             Pour déterminer l’objet d’une disposition de la Loi , le tribunal doit recourir à une méthode d’interprétation textuelle, contextuelle et téléologique unifiée (Trustco Canada, par. 47).  Évidemment, cette méthode ne vaut pas que pour la RGAÉ.  Comme notre Cour l’a confirmé dans l’arrêt Kaulius, la méthode d’interprétation des lois est la même pour les dispositions de la LIR et celles de toute autre loi : il faut « dégager l’intention du législateur en tenant compte du libellé, du contexte et de l’objet des dispositions en cause » (par. 42; voir aussi l’arrêt Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715, par. 21-23).

 

[27]             Par conséquent, la première étape consiste à interpréter les quatre dispositions en cause dans la présente affaire afin de déterminer leur objet essentiel et leur esprit.  De façon générale, les parties ne contestent pas l’analyse du juge en chef Bowman à cet égard, mais elles mettent l’accent sur des aspects différents de l’objet et de l’esprit des dispositions.  Par exemple, le ministre fait ressortir le lien entre certaines dispositions et l’objectif du législateur de réglementer l’assujettissement à l’impôt au sein de l’unité familiale (mémoire de l’intimée, par. 47).  Les appelants soutiennent pour leur part que le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur dans son analyse de l’objet de l’al. 20(1)c) en n’accordant pas l’importance voulue à l’affectation des fonds (mémoire des appelants, par. 33c)).

 

[28]             Il importe à cette étape de préciser quelles dispositions législatives correspondent à chacun des avantages fiscaux.  En l’espèce, la déductibilité de l’intérêt correspond clairement à l’al. 20(1)c) et au par. 20(3).  Pour sa part, l’avantage fiscal découlant de l’application des règles d’attribution, à savoir la possibilité que M. Lipson déduise l’intérêt de son revenu, est lié aux par. 73(1) et 74.1(1).  Grâce à ces dispositions, M. Lipson conserve, aux fins de l’impôt, le revenu tiré des actions vendues à son épouse, mais il peut déduire l’intérêt hypothécaire de son revenu.

 

[29]             L’alinéa 20(1)c) permet au contribuable de déduire l’intérêt sur les fonds empruntés qui sont employés à une fin commerciale.  Son objet est « d’encourager l’accumulation de capitaux susceptibles de produire des revenus » (Entreprises Ludco Ltée c. Canada, 2001 CSC 62, [2001] 2 R.C.S. 1082, par. 63) ou de « favoriser l’accumulation de capitaux productifs de revenus imposables » (Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, par. 57).

 

[30]             Le paragraphe 20(3) précise que l’intérêt déductible suivant l’al. 20(1)c) ne cesse pas de l’être lorsque le prêt initial est refinancé.  Il a pour « fonction pratique de faciliter le refinancement dans le monde des affaires » (jugement de la Cour de l’impôt, par. 20).

 

[31]             Le paragraphe 73(1) facilite le transfert de biens entre époux sans conséquences fiscales immédiates (jugement de la Cour de l’impôt, par. 21).  Il établit une exception à la règle générale selon laquelle l’aliénation d’un bien donne lieu à un gain ou à une perte en capital.  Selon le professeur Vern Krishna :

 

[traduction]  La raison pour laquelle il est permis au contribuable de transférer un bien en franchise d’impôt est qu’il serait inopportun, voire injuste, de prélever un impôt sur une opération qui n’entraîne pas de changement financier fondamental quant au droit de propriété, même s’il peut y avoir modification de la forme ou du montage juridique.

 

(The Fundamentals of Canadian Income Tax (9e éd. 2006), p. 1112)

 

[32]             Enfin, les règles d’attribution prévues aux art. 74.1 à 74.5 constituent des dispositions anti-évitement destinées à empêcher les époux (ou d’autres contribuables ayant un lien de dépendance entre eux) de réduire l’impôt exigible en tirant avantage de ce lien de dépendance lorsque l’un d’eux transfère un bien à l’autre.  Le cas le plus courant est celui de l’avantage découlant du fractionnement du revenu, mais ce n’est pas le seul.  Au Canada, l’unité d’imposition s’entend de l’individu : [traduction] « Chaque particulier est considéré comme un contribuable » (Krishna, p. 16; voir également l’arrêt Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, par. 93).  Par conséquent, le par. 74.1(1) a pour objet d’empêcher les époux de mettre à profit leur lien de dépendance en réattribuant à l’auteur du transfert, aux fins de l’impôt, tout revenu ou perte provenant du bien transféré.

 

[33]             La deuxième étape de l’analyse que commande le par. 245(4) consiste à déterminer si l’opération d’évitement contrecarre l’objet ou l’esprit des dispositions pertinentes.  Les appelants prétendent que les tribunaux inférieurs ont eu tort de tenir compte de l’« objet global » des opérations, c’est-à-dire de ramener plusieurs opérations juridiquement valables à une seule et de les qualifier différemment en leur attribuant un objet global (mémoire des appelants, par. 134-143).  Si je comprends bien, les appelants s’opposent à l’attribution d’un « objet global » pour deux raisons.  Premièrement, aux fins de l’al. 20(1)c), les opérations devraient être considérées séparément, et non comme une série (mémoire des appelants, par. 90-91).  Ils s’en prennent donc au volet « global » du critère de l’« objet global ».  Deuxièmement, cette approche ne serait pas fondée en droit, car l’objet des opérations — au sens de la motivation du contribuable, de la fin principale, voire de la raison d’être économique — n’est pas déterminant pour l’application du par. 245(4).  Ils s’en prennent donc alors au volet « objet » du critère de l’« objet global ».

 

[34]             Les appelants font valoir à juste titre que dans le cas d’une série d’opérations, l’abus doit être lié aux opérations mêmes qui la constituent.  Cependant, l’ensemble des opérations doit être pris en compte pour déterminer si, individuellement, elles entraînent un abus dans l’application d’une ou de plusieurs dispositions de la LIR .  Chacune des opérations doit être considérée dans le contexte de la série.  Le tribunal de révision appelé à déterminer s’il y a eu évitement fiscal abusif peut ainsi apprécier et saisir la nature des éléments individuels de la série.  Il faut toutefois se garder de mettre l’accent sur l’« objet global » des opérations, car cela pourrait impliquer à tort que la motivation du contribuable ou la fin de l’opération est décisive.  Il est alors préférable de parler d’« effet global », ce qui correspond plus précisément au libellé du par. 245(4) et à l’arrêt Trustco Canada.  J’examinerai donc les thèses des parties dans cette optique.

 

[35]             D’abord, pour ce qui est de la nécessité de considérer les opérations individuellement plutôt que dans leur ensemble (soit le volet « global » du critère de l’« objet global »), les appelants soutiennent qu’il n’y a pas lieu de tenir compte de l’effet d’une série d’opérations aux fins de l’al. 20(1)c).  Ils invoquent à l’appui de leur thèse le libellé de la disposition, qui ne fait pas mention d’une série d’opérations, et les décisions de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Singleton.

 

[36]             Certes, notre Cour a statué qu’il ne faut pas considérer une série d’opérations pour statuer sur l’application de l’al. 20(1)c) (Singleton, par. 34).  Toutefois, la question n’est pas de savoir si l’examen de la série joue un rôle dans l’application de l’al. 20(1)c), mais bien si elle est pertinente dans l’analyse que commande le par. 245(4).  Le tribunal peut assurément considérer la série dont l’opération fait partie pour déterminer si elle entraîne un abus dans l’application d’une ou de plusieurs dispositions de la Loi .  Comme le fait remarquer le juge Noël de la Cour d’appel fédérale, c’est ce qui ressort du libellé de la RGAÉ, en particulier le par. 245(2) et l’al. 245(3)b), qui prévoient la suppression d’un avantage fiscal découlant d’une série d’opérations.

 

[37]             L’alinéa 245(3)b) n’exige pas que l’opération d’évitement confère elle-même un avantage fiscal : elle peut avoir cet effet en tant qu’élément d’une série d’opérations.  Il serait incongru qu’un tribunal ne puisse tenir compte des autres opérations de la série pour déterminer si une opération d’évitement a entraîné un abus dans l’application des dispositions de la Loi .  De plus, le par. 245(4) prévoit qu’un avantage fiscal peut être supprimé lorsqu’une opération entraîne « directement ou indirectement » un abus dans l’application des dispositions de la Loi  lues ou non dans leur ensemble.  L’emploi des adverbes « directement ou indirectement » traduit l’intention du législateur que la RGAÉ s’applique même lorsque l’abus résulte indirectement d’une opération.  Il s’ensuit logiquement qu’il faut tenir compte de la série d’opérations pour déterminer si l’une d’elles est abusive, sinon seules les opérations entraînant directement un abus tomberaient sous le coup de la disposition.  Enfin, dans l’arrêt Kaulius, notre Cour a convenu que pour l’application du par. 245(4), l’analyse peut être effectuée « à la lumière de la série d’opérations » (par. 46; voir aussi le par. 56).

 

[38]             Les appelants contestent le critère de l’« objet global » pour une autre raison.  À leur avis, le juge de la Cour de l’impôt a pu, en appliquant ce critère, tenir compte de la motivation des contribuables ou de la véritable fin économique des opérations ou de leur raison d’être économique.  Ils soutiennent qu’aucun de ces éléments n’est déterminant à cette étape de l’analyse (mémoire des appelants, par. 140).  Ils ont raison sur ce point. Il ressort en effet de l’arrêt Trustco Canada que la démarche appropriée pour l’application du par. 245(4) consiste à déterminer si l’opération contrecarre l’objet ou l’esprit des dispositions qui confèrent l’avantage fiscal.  Un objectif d’évitement est nécessaire pour qu’il y ait violation de la RGAÉ suivant le par. 245(3), mais son existence n’est pas décisive pour l’application du par. 245(4).  Ce n’est que dans la mesure où ils établissent que l’opération contrecarre ou non l’objet des dispositions pertinentes que la motivation, la fin et la raison d’être économique sont prises en compte pour les besoins du par. 245(4) (Trustco Canada, par. 57-60).

 

[39]             En ce qui concerne les motifs de la Cour de l’impôt, ce que le juge en chef Bowman entend par « objet global » n’est pas tout à fait clair.  Il applique certes le cadre d’analyse établi par notre Cour dans l’arrêt Trustco Canada (par. 17-30), mais à certains moments, il paraît aussi s’appuyer sur la motivation des contribuables et sur la raison d’être économique des opérations.  Par exemple, au par. 31, il dit que l’objectif principal des opérations était de rendre déductible l’intérêt hypothécaire.  Or, je le répète, il semble mettre l’accent sur l’effet de la série d’opérations.  J’examine maintenant les opérations comprises dans la série.

 

D.      Abus

 

[40]             Suivant le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Trustco Canada, une opération d’évitement peut entraîner un abus dans l’application de la Loi de trois façons : a) elle donne lieu à un résultat que les dispositions invoquées visent à empêcher, b) elle va à l’encontre de la raison d’être de ces dispositions ou c) elle contourne l’application de certaines dispositions de manière à contrecarrer leur objet ou leur esprit (Trustco Canada, par. 45).  Une ou plusieurs de ces conditions peuvent être remplies dans un cas donné.  Il importe de rappeler que dans une affaire comme celle dont nous sommes saisis, déterminer s’il y a eu abus ou non dans l’application de l’une ou l’autre des dispositions invoquées exige que chacun des avantages fiscaux soit considéré séparément, mais toujours dans le contexte de la série en entier et en gardant présent à l’esprit que chacune d’elles peut avoir des répercussions sur les autres.

 

[41]             Dans un premier temps, conformément au cadre d’analyse susmentionné, nous devons examiner l’avantage fiscal que l’al. 20(1)c) et le par. 20(3) confèrent à Mme Lipson, à savoir le droit de déduire l’intérêt.  À mon avis, l’intimée n’a pas établi que les opérations entraînent un abus dans l’application de ces dispositions eu égard à leur objet.  M. Lipson a vendu ses actions à son épouse, puis il a utilisé le produit de la vente pour acheter leur résidence (exposé conjoint des faits et conclusion, par. 12).  Ainsi, Mme Lipson a financé par emprunt l’achat de biens productifs de revenu, alors que M. Lipson a financé par actions l’achat de la résidence.  Jusque-là, les opérations étaient inattaquables.  Elles sont devenues problématiques lorsque les parties ont effectué les autres opérations de la série.  M. Lipson et son épouse ont en effet eu recours aux par. 73(1) et 74.1(1) pour atteindre l’objectif sous-tendant la série d’opérations, à savoir que M. Lipson déduise de propre revenu les intérêts que Mme Lipson pouvait déduire du sien, ce qui était contraire à l’objet du par. 74.1(1).

 

[42]             Comme je l’indique au par. 32, le par. 74.1(1) vise à empêcher les époux de réduire l’impôt exigible en tirant avantage de leur lien de dépendance lors du transfert d’un bien de l’un à l’autre.  En l’espèce, la réattribution à M. Lipson du revenu net ou de la perte nette provenant des actions lui permettrait de déduire du revenu de dividendes qui lui est attribué les intérêts payés sur le prêt contracté par Mme Lipson pour acheter les actions.  Or, avant le transfert, lorsque le revenu de dividendes se trouvait entre les mains de M. Lipson, aucuns frais d’intérêts n’auraient pu en être déduits.  Il paraît étrange que l’application du par. 74.1(1) puisse entraîner la réduction du montant total de l’impôt payable par M. Lipson sur le revenu tiré du bien transféré.  Ce n’est qu’en tirant avantage de leur lien de dépendance que les Lipson pouvaient obtenir ce résultat en l’espèce. Par conséquent, la réattribution qui, par application du par. 74.1(1), a permis à M. Lipson de déduire l’intérêt de l’impôt payable sur le revenu de dividendes tiré des actions et sur d’autres revenus, ce qu’il n’aurait pu faire n’eût été le lien de dépendance avec Mme Lipson, constitue de l’évitement fiscal abusif.  Il importe peu que la décision de M. Lipson de ne pas soustraire le bien en cause à l’application du par. 73(1) ait automatiquement emporté l’application du par. 74.1(1).  L’objectif poursuivi demeure sans importance.  Cependant, permettre à M. Lipson de se prévaloir du par. 74.1(1) pour que son impôt sur le revenu soit inférieur à ce qu’il aurait été sans le transfert des actions à son épouse contrecarrerait l’objet des règles d’attribution.  En fait, une disposition anti-évitement est utilisée pour faciliter un évitement fiscal abusif.

 

[43]             Mon collègue le juge Rothstein reconnaît que les opérations litigieuses vont à l’encontre de la LIR .  Il est néanmoins d’avis de renvoyer la nouvelle cotisation au ministre au motif que ce dernier aurait dû s’appuyer sur la règle anti-évitement particulière prévue au par. 74.5(11)  de la LIR  au lieu de la RGAÉ.  À mon humble avis, une telle avenue ne s’offre pas à notre Cour en l’espèce.  Les deux parties soutiennent depuis le début que le par. 74.5(11)  de la LIR , sur lequel le juge Rothstein fonde sa conclusion, ne s’applique pas eu égard aux faits, et elles l’ont confirmé devant notre Cour.

 

[44]             Je conviens avec le juge Rothstein que lorsqu’elle est saisie d’une question de droit, notre Cour n’est pas tenue d’acquiescer à une interprétation sur laquelle s’entendent les parties, mais c’est tout autre chose que de statuer sur le différend qui les oppose en s’appuyant sur une interprétation et une application législatives qu’elles ont toutes deux expressément rejetées au fil des différentes instances. Nous devons trancher les questions en litige selon leur formulation dans les actes de procédure et lors des débats devant les tribunaux inférieurs et en appel devant notre Cour.  La question en litige dans le cadre des présents pourvois est celle de savoir si la RGAÉ s’applique aux opérations en cause.

 

[45]             Pour les motifs qui précèdent, j’estime que ces opérations tombent sous le coup de la RGAÉ.  Les tribunaux doivent assurément s’abstenir d’étendre la portée de la RGAÉ au-delà de l’objectif sous-jacent, mais cela dit, lorsque son libellé et les principes qui en découlent s’appliquent à une opération, ils ne doivent pas refuser de l’appliquer au motif qu’une disposition plus particulière que le ministre et les contribuables ont tenue pour inapplicable tout au long de la procédure pourrait également s’appliquer.

 

[46]             Partant, je n’ai pas à décider si les contribuables auraient pu avoir gain de cause sur le fondement du par. 74.5(11)  de la LIR .  Je doute sérieusement que cette disposition ait pu tenir compte en l’espèce de la série d’opérations dans toute sa complexité.  Elle a pu être mentionnée dans les mémoires et faire l’objet de questions à l’audience, mais ni son interprétation ni son application n’ont été au cœur du litige qui oppose les parties en l’espèce.  La RGAÉ était et demeure le point central des présents pourvois.  Il faudra attendre qu’une autre occasion se présente pour se prononcer sur l’application du par. 74.5(11)  de la LIR .

 

[47]             En fin de compte, les parties ont mis l’accent sur l’application de la RGAÉ, qui fonde à juste titre la nouvelle cotisation.  Il s’agit d’une disposition supplétive, mais elle est conçue pour tenir compte de la complexité d’opérations qui échappent à l’application de dispositions anti-évitement particulières.  Je le répète, la RGAÉ s’intéresse précisément aux conséquences d’une série complexe d’opérations qui tient souvent à l’interaction de dispositions distinctes de la LIR . Le ministre pouvait légitimement l’appliquer à une série d’opérations ayant une incidence sur plus d’une source de revenu.

 

[48]             En somme, considéré isolément, l’avantage fiscal de la déduction des intérêts issu du refinancement des actions de l’entreprise familiale par Mme Lipson n’est pas abusif, contrairement à l’avantage fiscal découlant de l’attribution à M. Lipson du droit de Mme Lipson à la déduction de l’intérêt.  Cet avantage fiscal peut donc être supprimé en vertu du par. 245(2), qui s’applique du fait que l’une des opérations de la série consiste dans l’attribution du droit à la déduction de l’intérêt, une opération fondée sur le par. 74.1(1), mais contraire à l’objet et à l’esprit de cette disposition.  Je dois maintenant examiner brièvement les effets fiscaux qu’entraînent la suppression de l’avantage fiscal et l’application de la RGAÉ.

 

E.      Détermination des attributs fiscaux résultant de l’application du par. 245(2)

 

[49]             Le ministre s’oppose à ce que M. Lipson déduise les frais d’intérêts, mais il persiste à lui réattribuer le revenu de dividendes (transcription, p. 40).  Les appelants rétorquent qu’une telle issue est impossible, car le par. 74.1(1) ne prévoit que la réattribution du revenu ou de la perte à l’auteur du transfert (transcription, p. 22).  Le litige porte donc sur les conséquences fiscales de l’application du par. 245(2).

 

[50]             Sans préjudice de la portée générale du par. 245(2), le par. 245(5) encadre la détermination des conséquences fiscales de son application.  Il est libellé ainsi :

 

       245. . . .

 

       (5)       Sans préjudice de la portée générale du paragraphe (2) et malgré tout autre texte législatif, dans le cadre de la détermination des attributs fiscaux d’une personne de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer l’avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, d’une opération d’évitement :

 

a) toute déduction, exemption ou exclusion dans le calcul de tout ou partie du revenu, du revenu imposable, du revenu imposable gagné au Canada ou de l’impôt payable peut être en totalité ou en partie admise ou refusée;

 

b) tout ou partie de cette déduction, exemption ou exclusion ainsi que tout ou partie d’un revenu, d’une perte ou d’un autre montant peuvent être attribués à une personne;

 

c)  la nature d’un paiement ou d’un autre montant peut être qualifiée autrement;

 

d) les effets fiscaux qui découleraient par ailleurs de l’application des autres dispositions de la présente loi peuvent ne pas être pris en compte.

 

[51]             Appelé à se prononcer sur l’application du par. 245(5), le tribunal doit être convaincu qu’il y a opération d’évitement satisfaisant aux exigences du par. 245(4), que le par. 245(5) prévoit les conséquences fiscales et que les avantages fiscaux découlant des opérations abusives devraient de ce fait être supprimés.  Il doit ensuite déterminer si ces attributs fiscaux sont raisonnables dans les circonstances.  En l’espèce, le refus de la déduction de l’intérêt dans le calcul du revenu ou de la perte attribué à M. Lipson et la réattribution de cette déduction à Mme Lipson est une issue raisonnable.

 

F.       Incertitude et RGAÉ

 

[52]             Les appelants et plusieurs observateurs mettent la Cour en garde contre l’incertitude susceptible de découler de la conclusion que la RGAÉ s’applique en l’espèce.  Selon les appelants, le respect du besoin de certitude des contribuables exige que l’utilisation directe de l’argent emprunté — selon son affectation — soit décisive quant à l’applicabilité de la RGAÉ aux sommes déduites sur le fondement de l’al. 20(1)c) (mémoire des appelants, par. 82).  Comme je l’ai signalé, pareille interprétation fait abstraction de la présence de la RGAÉ dans la LIR , car l’« utilisation directe » n’est pertinente que pour déterminer si l’intérêt est déductible suivant l’al. 20(1)c) et suppose une démarche différente de celle que commande l’art. 245, qui consiste à se demander si des opérations par ailleurs valables, comme celles considérées dans l’affaire Singleton et en l’espèce, vont néanmoins à l’encontre de l’objet et de l’esprit des dispositions invoquées.  En fait, malgré les arrêts Trustco Canada et Kaulius, mon collègue le juge Binnie neutralise essentiellement la RGAÉ et en fait abstraction dans la LIR , et ce, sous couvert d’interprétation législative.  Dans la mesure où il n’est pas toujours manifeste qu’une opération d’évitement ou une série d’opérations d’évitement contrecarre ou non l’objet d’une disposition, la RGAÉ peut rendre la planification fiscale quelque peu incertaine, mais il en va de même pour toute application de la loi à des circonstances particulières.  La RGAÉ n’est ni une disposition pénale ni un instrument de soumission du contribuable.  Dans le cadre complexe de la LIR , elle vise à empêcher l’évitement fiscal abusif et à préserver l’équité du régime fiscal.  La volonté d’éviter l’incertitude ne saurait justifier que l’on fasse abstraction d’une disposition de la LIR  à laquelle le législateur a clairement voulu assujettir des opérations qui sont par ailleurs valables à première vue.

 

[53]             Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi d’Earl Lipson avec dépens devant notre Cour.  Vu l’entente intervenue entre les parties, je rejetterais également le pourvoi de Jordan B. Lipson avec dépens devant notre Cour.

 

                   Version française des motifs des juges Binnie et Deschamps rendus par

 

[54]             Le juge Binnie (dissident) — Faut-il s’inquiéter de l’état de santé du Duke of Westminster?  Je le crains.  Même si, dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, notre Cour a confirmé au par. 11 la validité du principe consacré dans Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.), à savoir que le contribuable a le droit d’organiser ses affaires de façon à réduire le plus possible l’impôt qu’il lui faut payer, l’approche traditionnelle est désormais tempérée par l’application de la règle générale anti-évitement (« RGAÉ »).  Dans les présents pourvois, comme dans l’affaire Trustco Canada, notre Cour est appelée à établir un juste équilibre.

 

[55]             Si son application n’est pas balisée par la jurisprudence, la RGAÉ est une arme susceptible d’avoir un effet considérable, sérieux et imprévisible sur la planification fiscale légitime. Néanmoins, elle doit évidemment jouer un rôle véritable.  Ce rôle est circonscrit au par. 245(4)  de la Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. 1985, ch. 1 (5 e  suppl .) : le ministre doit non seulement établir que l’opération est une « opération d’évitement », c’est-à-dire une opération effectuée dans le but principal d’obtenir un avantage fiscal, mais aussi que l’avantage fiscal découle d’un abus dans l’application des dispositions de la Loi  qui sont invoquées.

 

[56]             En l’espèce, le stratagème financier correspond à celui de l’affaire Singleton, plus la « dimension conjugale » — ou à une variante de celui en cause dans cette autre affaire : voir l’arrêt Singleton c. Canada, 2001 CSC 61, [2001] 2 R.C.S. 1046.  Dans cette affaire, le contribuable avait utilisé sa participation de 300 000 $ dans son cabinet d’avocats pour acheter une maison, puis il avait refinancé sa participation au moyen d’un emprunt. Il avait ensuite déduit les intérêts sur le prêt, affirmant que l’argent emprunté constituait désormais son apport en capital dans le cabinet d’avocats.  Malgré l’opposition du ministre, notre Cour a conclu qu’il avait droit à la déduction.

 

[57]             Dans l’affaire Singleton, ni la RGAÉ ni les règles d’attribution entre époux n’étaient en cause.  L’issue du pourvoi tenait à la déductibilité de l’intérêt suivant l’al. 20(1)c) et à l’interprétation de cette disposition.  Néanmoins, il importe de signaler dès le départ que le ministre ne demande pas à la Cour de revenir sur l’arrêt Singleton.  Il ne prétend pas que la RGAÉ se serait appliquée eu égard aux faits de cette affaire.

 

[58]             Le ministre reconnaît que nul ne conteste la déductibilité des intérêts (exposé conjoint des faits et conclusion, par. 15).  Si on applique l’arrêt Singleton, la seule question est celle de savoir si la déduction devient « abusive » lorsque le revenu ou la perte est réattribué au cédant (l’appelant) en application des règles d’attribution entre époux énoncées aux par. 73(1) et 74.1(1).

 

[59]             À mon avis, la dimension conjugale, qui était absente dans l’affaire Singleton, ne devrait pas rendre la série d’opérations globalement abusive.  Après tout, la Loi  ne décourage pas le transfert de biens à leur juste valeur marchande entre époux. En effet, en permettant le transfert d’un bien à l’époux au prix de base rajusté pour l’auteur du transfert, le législateur a voulu rendre l’opération attrayante.  Si la planification fiscale n’était pas abusive dans l’affaire Singleton, je ne crois pas que le ministre ait établi l’évitement fiscal abusif dans la présente espèce, qui se distingue uniquement par sa dimension conjugale.  Je suis donc d’avis d’accueillir les pourvois.

 

Aperçu

 

[60]             Mon collègue le juge LeBel conclut que la série d’opérations en cause dans les deux présents pourvois constituait non seulement de l’évitement fiscal (ce qui est reconnu), mais aussi de l’évitement fiscal abusif au sens de la RGAÉ, c’est-à-dire que les opérations ayant débuté par la vente du mari à l’épouse d’actions donnant droit à des dividendes pour se terminer par la déduction par le mari de l’intérêt payé sur le prêt contracté pour financer l’acquisition des actions allaient à l’encontre « de l’objet ou de l’esprit d’une ou de plusieurs des dispositions invoquées par le contribuable » (par. 2).  Il est vrai que grâce à la série d’opérations, l’appelant a transformé sa participation dans le capital-actions en part de copropriété (avec son épouse) d’une résidence. Or, je le répète, l’arrêt Singleton enseigne qu’il n’y a rien d’abusif en principe à ce que le contribuable réorganise son capital (emprunté ou non) de façon avantageuse sur le plan fiscal.

 

[61]             Mon collègue le juge Rothstein voit dans le par. 74.5(11) une sorte de deus ex machina permettant de trancher le litige sur un fondement qu’aucune des parties ne fait valoir.  Interrogé à l’audience par le juge Rothstein au sujet de l’application éventuelle du par. 74.5(11), l’avocate du ministre a dit que, selon ce dernier, ce paragraphe [traduction] « ne s’appliquait pas aux problèmes particuliers soulevés en l’espèce », car « la cession des actions par l’appelant à l’épouse ne visait pas qu’à réduire l’impôt exigible sur les dividendes futurs. L’objectif véritable était de refiler les frais d’intérêts à l’appelant » (transcription, par. 41).  Le ministre n’était même pas disposé à faire valoir sur le plan factuel « qu’un des principaux motifs du transfert ou prêt, selon le cas, consiste à réduire l’impôt qui, sans le présent paragraphe, serait payable » au sens du par. 74.5(11).  Le contribuable appelant n’avait pas à réfuter une preuve au regard du par. 74.5(11), et je ne crois pas que l’on devrait supposer, pour l’application de cette disposition, un fondement factuel (« un des principaux motifs ») qu’aucune des parties n’était disposée à reconnaître. Le ministre défend la nouvelle cotisation contestée en s’appuyant catégoriquement sur la RGAÉ.  L’appelant oppose que suivant son libellé même, la RGAÉ ne s’applique pas.  Les justes limites de l’application de la RGAÉ soulèvent des questions d’un intérêt considérable tant pour le contribuable que pour le percepteur d’impôt.  J’estime que nous devrions trancher ces questions et nous prononcer ultérieurement sur le rôle plus étroitement circonscrit du par. 74.5(11) dans un dossier où les parties allégueront un fondement factuel permettant l’application de cette disposition.

 

[62]             Le ministre estime d’une part qu’il était parfaitement légitime d’attribuer à l’appelant, sur le fondement du par. 74.1(1), le revenu de dividendes net, de manière à augmenter l’impôt exigible, mais, d’autre part, qu’il était abusif de lui attribuer en application du même paragraphe la perte subie, même si, à mon sens, (i) la perte et le revenu se rattachaient aux mêmes actions transférées, (ii) la question de savoir si le transfert avait donné lieu à un revenu net ou à une perte nette dépendait de la fluctuation des dividendes produits par les actions selon les années et (iii) le par. 74.1(1) lui-même ne fait aucune distinction entre l’attribution d’un « revenu ou [d’une] perte ».  L’avocate du ministre soutient qu’[traduction] « [i]l est parfaitement logique que la règle d’attribution permette de réattribuer le revenu net et que la RGAÉ (par. 245(2)) empêche la déduction des intérêts » (transcription, p. 40).  En toute déférence, une fois reconnu (par la Cour d’appel fédérale en l’espèce) que l’épouse a emprunté des fonds à la banque pour acheter les actions, ce qui rendait l’intérêt déductible suivant l’al. 20(1)c), et que l’emprunt subséquent garanti par une hypothèque grevant la maison constituait un refinancement du prêt initial contracté pour l’achat des actions suivant le par. 20(3), ce qui correspondait au résultat envisagé dans l’arrêt Singleton, je ne crois pas que le ministre a prouvé que l’application à l’appelant par effet de la loi des règles d’attribution entre époux était abusive bien que, en fin de compte, elle ait permis d’obtenir l’avantage fiscal voulu.  Conclure le contraire revient à dire que même si le contribuable peut légitimement réorganiser son capital (emprunté ou non) de manière fiscalement optimale, cette réorganisation devient abusive lorsqu’elle englobe la vente d’un bien à l’époux à la juste valeur marchande.  Pour le ministre, l’existence de la dimension conjugale fait obstacle à la déductibilité de l’intérêt en application de l’al. 20(1)c) confirmée par ailleurs dans l’arrêt Singleton.  En l’espèce, aucun des époux n’a droit à l’avantage bien que, dans notre régime fiscal, les époux soient assujettis à l’impôt individuellement.  Comme le tribunal l’a fait remarquer dans la décision Jabs Construction Ltd. c. La Reine, 1999 CanLII 520 (C.C.I.) : « L’article 245 est une sanction extrême. Cela ne doit pas être utilisé de façon routinière chaque fois que le ministre est mécontent du simple fait qu’un contribuable structure une opération d’une manière fiscalement efficace ou ne structure pas une opération d’une manière qui optimalise l’impôt » (par. 48).

 

Nature de l’abus allégué

 

[63]             Suivant la RGAÉ, l’opération ou la série d’opérations qui respecte la lettre de la Loi de l’impôt sur le revenu  peut néanmoins être écartée lorsqu’elle entraîne directement ou non un « abus dans l’application des dispositions [de la Loi ] ou [. . .] un abus dans l’application de ces dispositions compte non tenu du présent article lues dans leur ensemble » (par. 245(4)).  Dans les pourvois connexes Trustco Canada, où elle a statué que la RGAÉ était inapplicable, et Mathew c. Canada, 2005 CSC 55, [2005] 2 R.C.S. 643 (« Kaulius »), où elle a appliqué la RGAÉ à l’encontre de la déductibilité alléguée par les contribuables, la Cour s’est penchée sur les principes régissant l’application de la RGAÉ.  L’arrêt Trustco Canada reconnaît que la ligne de démarcation entre la réduction légitime de l’impôt et l’évitement fiscal abusif est « loin d’être nette » (par. 16).  C’est le moins qu’on puisse dire, et il faut y ajouter le principe suivant établi dans le même arrêt :

 

S’il n’est pas certain qu’il y a eu évitement fiscal abusif, il faut laisser le bénéfice du doute au contribuable. [par. 66, point 3]

 

[64]             À mon avis, une fois correctement qualifiée, la série d’opérations visée en l’espèce constitue un stratagème d’évitement fiscal semblable à celui considéré dans l’affaire Trustco Canada et elle n’aurait pas dû être jugée abusive au sens de la RGAÉ.

 

[65]             Comme dans les affaires Trustco Canada et Kaulius, il est clair que la série d’opérations a permis à l’appelant de bénéficier d’un avantage fiscal pendant quelques années et que l’« échange de chèques » (expression parfois utilisée pour qualifier ce type de stratagème) visait l’obtention d’un avantage fiscal.  Néanmoins, les mises en garde suivantes formulées dans l’arrêt Trustco Canada valent d’être citées :

 

       Les tribunaux ne peuvent chercher une politique prépondérante de la Loi  qui n’est pas fondée sur une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique unifiée des dispositions en cause.  [. . .] Demander aux tribunaux de chercher une politique globale quelconque pour ensuite se servir de cette politique pour passer outre au libellé des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu  reviendrait à confier indûment à l’appareil judiciaire l’établissement de politiques fiscales. . .

 

       Deuxièmement, la recherche d’une politique prépondérante de la Loi de l’impôt sur le revenu  qui n’est pas fondée sur une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique des dispositions invoquées pour obtenir l’avantage fiscal irait à l’encontre de la politique globale du législateur voulant que le droit fiscal soit certain, prévisible et équitable afin que le contribuable puisse organiser intelligemment ses affaires.  [Je souligne; par. 41-42.]

 

L’avocate du ministre prétend que l’appelant [traduction] « voulait se prévaloir du transfert en franchise d’impôt.  Il voulait vendre les actions à son épouse pour donner lieu à une utilisation produisant un revenu, mais se soustraire aux conséquences habituelles d’une vente d’actions » (transcription, p. 47).  Or, c’est précisément le résultat envisagé par le législateur lors de l’adoption des règles d’attribution entre époux.  Il s’agit, de la part de l’appelant, non d’un véritable abus « des dispositions invoquées », mais bien de leur pleine application.  La thèse du ministre dépasse les limites.  Suivant l’arrêt Trustco Canada, le ministre doit décrire l’abus de « l’objet ou l’esprit » des dispositions « [selon] une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique des dispositions invoquées pour obtenir l’avantage fiscal » (par. 42 (je souligne)).  En faisant fi de la vente initiale des actions, en considérant plutôt les intérêts payés à cet égard comme de simples intérêts sur le prêt hypothécaire résidentiel et en faisant effectivement valoir la non-déductibilité en soi de l’intérêt hypothécaire (malgré l’arrêt Singleton), le ministre, en toute déférence, s’en remet plus ou moins à une espèce de « politique prépondérante » ou « politique globale » que notre Cour, dans l’arrêt Trustco Canada, a voulu exclure de l’analyse que commande la RGAÉ (par. 41).

 

[66]             Le ministre fait valoir que M. Lipson a eu recours aux règles d’attribution de manière abusive, car il les a utilisées pour réduire son impôt.  Pourtant, son avocat a volontiers reconnu à l’audience que le par. 74.1(1) peut s’appliquer pour que l’époux moins bien nanti transfère une perte à l’époux mieux nanti (transcription, p. 46), permettant ainsi à l’époux plus fortuné (en l’occurrence M. Lipson) de réduire l’impôt exigible (voir également le par. 75 des présents motifs).  Certes, M. Lipson a bénéficié d’un avantage fiscal pendant quelques années, mais la thèse du ministre sur ce point, si elle était retenue, brouillerait davantage la ligne de démarcation entre l’évitement fiscal et l’évitement fiscal abusif pour les besoins de la RGAÉ.  Notre Cour a dit ce qui suit dans l’arrêt Trustco Canada :

 

       Comme nous le verrons en détail plus loin, même si l’examen fondé sur le par. 245(3) permet de constater l’existence d’une opération d’évitement, la RGAÉ ne permet pas de supprimer l’avantage fiscal dont il est raisonnable de considérer qu’il ne découle pas d’un évitement fiscal abusif au sens du par. 245(4). [par. 35]

 

[67]             J’estime que le ministre a omis de mettre au jour la politique précise que contrecarrerait le stratagème de l’appelant.  Si notre Cour permettait au ministre de s’en remettre à de vagues généralités ou à l’existence d’une « politique prépondérante », l’incertitude entourant la planification fiscale qu’elle a voulu lever en rendant l’arrêt Trustco Canada n’en serait que plus grande.

 

La série d’opérations

 

[68]             Pour bien saisir le contexte dans lequel il y aurait eu abus, il convient de relever chacune des étapes distinctes de la série d’opérations et de la relier à la disposition pertinente de la Loi de l’impôt sur le revenu .  Évidemment, l’analyse fondée sur la RGAÉ exige finalement que l’on tienne compte de la série d’opérations en entier pour déterminer si l’avantage fiscal découle d’un abus dans l’application des dispositions invoquées.

 

[69]             L’avocate du ministre reconnaît que la RGAÉ ne permet pas de qualifier à nouveau ces opérations individuelles.  [traduction] « [C]hacune des opérations doit être respectée pour ce qu’elle est » (transcription, p. 35).

 

[70]             Au départ, l’appelant détenait un important bloc d’actions de Lipson Family Investments Ltd. (ci-après « Holdco »).  Au terme des opérations successives, il a cessé d’être propriétaire d’actions d’une valeur de 562 500 $.  Il les avait vendues à son épouse, Jordanna, à un prix qui, de l’aveu du ministre, correspondait à leur juste valeur marchande.

 

[71]             Comme elle ne disposait pas de la somme nécessaire pour acheter les actions, l’épouse de l’appelant a emprunté 562 500 $ à la banque. Je conviens avec la Cour d’appel fédérale que, considéré en vase clos, l’intérêt sur ce prêt était clairement déductible suivant l’al. 20(1) c) de la Loi , car l’argent avait été emprunté pour acquérir un bien productif de revenu, à savoir les actions de Holdco.  Le juge Noël dit ce qui suit :

 

       Jordanna ayant acquis un actif productif de revenu et ayant financé le coût de l’acquisition, il y a un lien évident entre l’argent emprunté et une utilisation admissible courante.  On ne saurait donc dire qu’il y a eu abus de l’alinéa 20(1)c).

                   (2007 CAF 113, [2007] 4 R.C.F. 641, par. 40)

 

En d’autres mots, la déductibilité des intérêts sur le prêt contracté pour acheter les actions était conforme au texte et à l’esprit de l’al. 20(1)c).

 

[72]             Avant l’achat des actions, mais clairement dans le cadre de la même série d’opérations, l’appelant et son épouse ont convenu d’acheter une maison au coût de 750 000 $.  À la date de transfert du droit de propriété, les Lipson ont contracté un prêt hypothécaire dont le montant de 562 500 $ a été affecté au remboursement du prêt bancaire de Mme Lipson.  Ce refinancement présentait un avantage pour la banque en ce que le prêt de 562 500 $ était dès lors garanti par une maison d’une valeur de 750 000 $.  Le ministre reconnaît que le prêt hypothécaire de 562 500 $ est à juste titre considéré comme un refinancement du prêt de 562 500 $ contracté pour acheter des actions.  (Il est vrai que le mari était codébiteur hypothécaire, mais il devait nécessairement en être ainsi puisqu’il était copropriétaire de la maison de 750 000 $.)  Les intérêts étaient payés par prélèvement sur un compte conjoint.  Aucun élément ne précise la provenance des fonds déposés dans ce compte.  Le ministre concède que, considéré isolément, le par. 20(3) s’appliquait bel et bien de manière à préserver la déductibilité de l’intérêt.  Si la thèse du ministre était différente, les parties débattraient de la déductibilité en fonction du par. 20(3), et non de la RGAÉ.

 

[73]             La déductibilité tient à l’utilisation des fonds empruntés avant le refinancement (en l’espèce, l’achat d’actions produisant un revenu), et non à la nature de la sûreté finalement consentie pour garantir les emprunts refinancés.  Encore là, je conviens avec la Cour d’appel fédérale que, considéré isolément, le refinancement du prêt contracté pour acheter des actions assurait la déductibilité de l’intérêt.  Le juge Noël dit ce qui suit :

 

       En l’espèce, le prêt hypothécaire a servi à rembourser la somme qui avait été auparavant empruntée pour acheter les actions.  Le texte, le contexte et l’objet du paragraphe 20(3) attribuent donc au prêt hypothécaire la même fin qu’au prêt remboursable sur demande.  Encore une fois, si l’on ne tient pas compte de l’objet global défini par le juge en chef Bowman, je ne vois aucune raison de dire qu’il y a eu abus de ladite disposition.  [par. 42]

 

[74]             À ce stade, dans la suite des événements, le choix prévu par le législateur au par. 73(1) se dessine, comme l’explique le juge en chef Bowman :

 

       Le paragraphe 73(1) a pour objet de faciliter les transferts de biens entre époux ou conjoints sans attributs fiscaux immédiats.  De tels transferts, s’il s’agit de biens non amortissables, sont réputés avoir lieu au [prix de base rajusté] pour l’auteur du transfert, à moins que ce dernier ne choisisse de soustraire le bien à l’application du paragraphe 73(1).

 

(2006 CCI 148, [2006] A.C.I. no 174 (QL), par. 21)

 

L’appelant aurait pu choisir de ne pas se prévaloir du mécanisme prévu au par. 73(1), auquel cas la vente des actions aurait été assujettie aux dispositions sur l’imposition des gains en capital.  Toutefois, il ne l’a pas fait, et la Cour d’appel fédérale conclut ce qui suit par la voix du juge Noël :

 

       Le paragraphe 73(1) s’est également appliqué comme prévu. Les actions sont passées de l’appelant à Jordanna par roulement (c’est-à-dire au [prix de base rajusté] de l’appelant), et tout gain ou perte futur résultant de la disposition des actions par Jordanna sera réattribué à l’appelant.  [par. 37]

 

[75]             Comme l’appelant n’a pas soustrait les actions à l’application du par. 73(1), le revenu qu’en tire Mme Lipson ou la perte qui en découle pour elle est réputé être celui ou celle de l’appelant en vertu du par. 74.1(1)  de la Loi de l’impôt sur le revenu , et cela se comprend.  Le législateur a voulu, lorsque aucun bien n’est réalisé aux fins de l’impôt, que l’auteur du transfert conserve le revenu ou la perte pour les besoins de l’impôt.

 

[76]             Mon collègue le juge LeBel fait observer que « le par. 74.1(1) vise à empêcher les époux de réduire l’impôt exigible en tirant avantage de leur lien de dépendance lors du transfert d’un bien de l’un à l’autre » (par. 42).  Cette conception de l’abus dans l’application du par. 74.1(1) est si large qu’elle inclut le transfert de biens entre époux à la juste valeur marchande pour des motifs financiers valables.  À mon avis, cette interprétation confère une trop grande portée à la RGAÉ.  Dans les faits, tout transfert d’un bien de l’époux dont le revenu est supérieur à l’époux dont le revenu est inférieur entraîne une réduction de l’impôt total exigible, comme le prévoit clairement l’art. 74.1.  Les dispositions en cause ne permettent aucunement de conclure qu’une perte ne peut être attribuée que de l’époux au revenu inférieur à l’époux au revenu supérieur.  Au contraire, et l’avocate du ministre l’a même reconnu à l’audience :

 

[traduction] . . . il pourrait arriver que l’époux dont le revenu est inférieur transfère une perte à l’autre.  Le transfert peut se faire dans les deux sens, et c’est pourquoi on parle de « revenu ou perte ». [transcription, p. 46]

 

De plus, il semble que l’abus du par. 74.1(1) au sens où l’entend mon collègue soit large au point d’englober tout transfert de bien entre époux financé par emprunt lorsque les attributs fiscaux sont réattribués à l’auteur du transfert, que cette réattribution intervienne parce que le cédant ne soustrait pas le bien à l’application du par. 73(1) ou qu’il ne peut le faire dans les circonstances.  Et là encore, la portée éventuelle de la RGAÉ est selon moi bien trop grande.

 

[77]             L’analyse de mon collègue met l’accent sur la faculté qu’a l’appelant de déduire les frais d’intérêts du revenu de dividendes, de sorte que son revenu imposable soit inférieur à ce qu’il aurait été sans la série d’opérations.  Pourtant, le ministre semble concéder que la déduction considérée dans l’affaire Singleton n’était pas abusive en soi.  Et il paraît reconnaître que la déduction effectuée en l’espèce ne serait pas abusive si Mme Lipson avait conservé « le revenu ou la perte ».  Il importe de rappeler que dans l’affaire Singleton, avant que ne soient effectuées les opérations en cause, le contribuable assumait les attributs fiscaux de sa participation dans la société de personnes et nul intérêt n’était déductible.  Puis, il avait retiré sa participation, affecté la somme à l’achat d’une maison et contracté un prêt pour renflouer son compte de capital dans la société de personnes.  Finalement, M. Singleton avait conservé sa participation dans la société de personnes — en sus de la déductibilité nouvelle de l’intérêt.  Si celle-ci n’est pas abusive en soi, je ne crois pas que le ministre a établi en quoi elle le devient du fait qu’il y a transfert libre d’impôt entre époux ayant précisément l’effet voulu par le législateur.

 

[78]             Par l’emploi des mots « le revenu ou la perte » au par. 74.1(1), le législateur a expressément envisagé que malgré la différence des revenus des époux, les frais d’intérêts du cessionnaire (en l’espèce, l’épouse) puissent, aux conditions prescrites, être attribués au cédant (en l’espèce, l’appelant).  Le paragraphe 74.1(1) ne modifie pas la propriété du bien, mais attribue seulement le revenu net ou la perte nette découlant du bien transféré à l’auteur du transfert lorsque ce dernier n’a pas opté pour la disposition présumée et s’expose donc à l’exigibilité d’un impôt sur le gain en capital.

 

[79]             Le législateur a reconnu que la réattribution à l’auteur du transfert pouvait être inopportune dans certains cas.  Les règles d’attribution entre époux renferment une disposition anti-évitement — le par. 74.5(11) —, qui prévoit qu’elles

 

ne s’appliquent pas à un transfert ou prêt de biens lorsqu’il est raisonnable de conclure qu’un des principaux motifs du transfert ou prêt, selon le cas, consiste à réduire l’impôt qui, sans le présent paragraphe, serait payable en vertu de la présente partie sur le revenu et les gains dérivés du bien ou d’un bien y substitué.

 

Le ministre ne prétend pas que le par. 74.5(11) s’applique à la présente espèce (mémoire de l’intimée, par. 45).

 

[80]             Afin de déterminer « l’objet ou l’esprit » du par. 74.1(1) dont l’appelant aurait abusé par son stratagème, mon collègue le juge LeBel affirme, je le rappelle, que « les règles d’attribution prévues aux art. 74.1 à 74.5 constituent des dispositions anti-évitement destinées à empêcher les époux (ou d’autres contribuables ayant un lien de dépendance entre eux) de réduire l’impôt exigible en tirant avantage de ce lien de dépendance lorsque l’un d’eux transfère un bien à l’autre » (par. 32). En toute déférence, ce que le par. 74.1(1) vise selon lui à empêcher est en fait ce que la disposition vise à permettre si on l’interprète correctement.  Comme mon collègue le juge LeBel paraît le reconnaître au par. 32 de ses motifs, la présente espèce n’a pas pour objet le fractionnement du revenu.  Le but évident du contribuable était de reporter l’impôt sur le gain en capital réalisé lors du transfert des biens à son épouse tout en s’attribuant dans l’intervalle le « revenu » ou la « perte ».

 

[81]             Mon collègue ajoute au par. 42 que « [c]e n’est qu’en tirant avantage de leur lien de dépendance que les Lipson pouvaient obtenir ce résultat en l’espèce. »  Je suis d’accord.  Mais loin de constituer un indice d’abus, le lien conjugal est précisément à l’origine de la décision du législateur de permettre la réattribution du revenu ou de la perte à l’auteur du transfert.  Autrement dit, à mon humble avis, les conséquences fiscales que réprouve mon collègue sont justement celles censées découler du par. 74.1(1), à moins que le contribuable ne se soustraie à son application.  D’où la conclusion que tire la Cour d’appel fédérale par la voix du juge Noël :

 

       Compte tenu des opérations telles qu’elles se sont déroulées, les objets des paragraphes 74.1(1) et 73(1) ont été atteints.  L’appelant (son avocat suggère qu’il se trouve probablement dans une tranche d’imposition plus élevée) a transféré les actions à son épouse, le résultat étant que, en application du paragraphe 74.1(1), le revenu gagné ou la perte subie par Jordanna au titre des actions a été réattribué à l’appelant.  [Je souligne; par. 36.]

 

Je suis d’accord avec elle dans la mesure où elle reconnaît que les objets spécifiques des par. 74.1(1) et par. 73(1) ont été respectés et qu’il n’y a pas eu d’abus.  De plus, le fait supplémentaire que la réattribution est intervenue dans le cadre d’un échange apparenté à celui de l’affaire Singleton ne saurait rendre la série d’opérations abusive à moins que dans cette autre affaire l’échange ne l’ait été lui-même, ce que le ministre n’a pas fait valoir.

 

[82]             Pendant l’une des trois années d’imposition en cause, l’omission de l’appelant de faire le choix prévu dans la Loi a entraîné l’augmentation de son revenu. En 1995, les dividendes imposables versés sur les actions transférées et attribués à l’appelant en vertu du par. 74.1(1) dépassaient les frais d’intérêts liés au prêt.  Pendant les deux autres années d’imposition (1994 et 1996), les frais d’intérêts ont été supérieurs aux dividendes versés par Holdco.  Le fait que l’appelant subit une perte ou touche un revenu supplémentaire pour l’une ou l’autre des années d’imposition dépend de la fluctuation du montant des dividendes.  Aucun élément de preuve n’a été offert concernant la politique de Holdco en matière de dividendes.

 

[83]             Il appert qu’aux yeux du ministre, les règles d’attribution entre époux jetaient en l’espèce une passerelle permettant le passage du revenu, mais non celui des pertes.

 

Détermination de l’« objet global »

 

[84]             Après avoir reconnu qu’aucune des opérations successives, considérées isolément, n’allait à l’encontre de la lettre ou de l’objet des dispositions fiscales invoquées par l’appelant, la Cour d’appel fédérale a néanmoins confirmé la décision du juge de la Cour de l’impôt en se fondant sur sa conclusion selon laquelle « [l]e but global du stratagème était de toute évidence de faire en sorte que les intérêts sur l’hypothèque prise à l’égard de la maison soient déductibles par M. Lipson » (le juge en chef Bowman, par. 8).  Puis, au par. 23, le juge de la Cour de l’impôt ajoute :

 

L’objet global, de même que l’usage qui a été fait de chaque disposition visaient à rendre déductibles les intérêts sur l’argent utilisé pour acheter une résidence personnelle.

 

Telle est bien sûr la question que notre Cour a tranchée en faveur du contribuable dans l’arrêt Singleton.

 

[85]             La Cour d’appel fédérale n’a rien vu d’erroné dans l’interprétation fondée sur l’« objet global » qu’a adoptée le juge de la Cour de l’impôt :

 

[L]e juge en chef Bowman était fondé à considérer les opérations comme un tout, ainsi que leur objet global, lorsqu’il s’est demandé s’il y avait eu abus de la disposition, et à accorder à ce facteur le poids qu’il lui a accordé.  [par. 43]

 

[86]             L’arrêt Trustco Canada commande la retenue envers le juge de la Cour de l’impôt qui « s’est fondé sur une interprétation correcte des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu  » (par. 66), mais j’estime que l’interprétation fondée sur l’« objet global » adoptée par la Cour de l’impôt, puis entérinée par la Cour d’appel fédérale, constituait une erreur de droit qui justifie notre intervention.  La détermination de l’« objet » est pertinente pour les besoins du par. 245(3) lorsqu’il s’agit de savoir si l’opération en cause constitue ou non une « opération d’évitement ».  L’appelant a reconnu devant la Cour fédérale qu’il s’agissait bien d’un stratagème d’évitement fiscal.  L’examen porte dès lors sur le par. 245(4), lequel empêche tout avantage fiscal qui, sans la RGAÉ, « entraînerait, directement ou indirectement, [. . .] un abus », l’accent étant alors mis principalement sur le résultat, et non sur l’objet.

 

[87]             En outre, j’estime qu’il ne suffit pas au ministre d’offrir une qualification non étayée, générale et « globale » de la série d’opérations sans égard aux rapports juridiques qui en ont résulté.  En l’espèce, comme dans l’affaire Singleton, il y a eu modification réelle de la situation financière du contribuable : son épouse est devenue propriétaire des actions.  N’eût été les règles d’attribution entre époux, qui se sont appliquées automatiquement parce que l’appelant n’a pas soustrait les biens en cause à l’application du par. 73(1), l’épouse aurait été assujettie à l’impôt sur les dividendes ainsi qu’à l’impôt sur le gain en capital réalisé ou sur la perte en capital subie lors de la vente des actions.  Bien des couples se considèrent comme une unité économique, mais les nombreuses ruptures rappellent que l’union économique issue du mariage n’est ni indissoluble ni exempte de risques.  La Cour d’appel fédérale dit d’ailleurs :

 

       En l’espèce, Jordanna a emprunté de l’argent pour acquérir des actions qui promettaient de produire, et ont effectivement produit, un revenu non exonéré.  Les changements de propriété respectifs de l’appelant et de son épouse sont réels, tant du point de vue juridique que du point de vue économique, et cela n’est pas modifié par le traitement distinct que les règles d’attribution prévoient aux fins de la Loi .  Les actions n’appartiennent plus à l’appelant; elles appartiennent à Jordanna.  [par. 39]

 

Voir aussi M. Thivierge, « GAAR Redux : After Canada Trustco », dans Report of Proceedings of the Fifty-Eighth Tax Conference (2007), 4:1; F. Ahmed et C. Priede, « Case Comment — Lipson v. Canada » (2007), 17 Can. Curr. Tax 77; T. E. McDonnell, « The Relevance of “Overall Purpose” in a GAAR Analysis » (2007), 55 Rev. fisc. can. 720.

 

Les règles d’attribution entre époux

 

[88]             Le paragraphe 74.5(1) prévoit que les règles d’attribution entre époux ne s’appliquent pas lorsqu’un particulier transfère un bien à son époux ou à son épouse à la juste valeur marchande et qu’il choisit de ne pas se prévaloir du transfert libre d’impôt entre époux prévu au par. 73(1).  Elles s’appliquent lorsque, comme en l’espèce, l’auteur du transfert n’opte pas pour un transfert libre d’impôt entre époux.  Ainsi, par application des règles d’attribution entre époux énoncées aux par. 73(1) et 74.1(1), les pertes liées aux actions de Holdco ont été attribuées à l’appelant.

 

[89]             Mon collègue le juge LeBel conclut que le par. 74.1(1) est la seule disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu  pour laquelle le ministre a établi qu’il y avait eu abus au sens de la RGAÉ du fait que « la réattribution qui, par application du par. 74.1(1), a permis à M. Lipson de déduire l’intérêt de l’impôt payable sur le revenu de dividendes tiré des actions et sur d’autres revenus, ce qu’il n’aurait pu faire n’eût été le lien de dépendance avec Mme Lipson, constitue de l’évitement fiscal abusif » (par. 42).  En toute déférence, cette conclusion me paraît prêter à la RGAÉ une portée beaucoup plus grande que celle envisagée dans les arrêts Trustco Canada et Kaulius.

 

[90]             L’avocate du ministre soutient qu’en l’espèce, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Singleton, il n’y a pas eu de réorganisation du capital :

 

[traduction]  Contrairement à M. Singleton, qui disposait de capitaux dans la société de personnes et qui avait pu ainsi grever sa résidence d’une hypothèque, M. Lipson n’avait pas de telles options, car il n’avait qu’une seule source de financement, soit l’argent emprunté.  Et il a utilisé cet argent pour acheter la maison.  [transcription, p. 53]

 

La thèse du ministre fait simplement fi de la première opération de la série par laquelle l’appelant a en fait et en droit vendu à son épouse, à leur juste valeur marchande, ses actions produisant des dividendes.  Je ne crois pas qu’on puisse faire la distinction que préconise le ministre d’avec l’affaire Singleton.  Les rapports juridiques créés par le contribuable ne sont pas déterminants pour l’application de la RGAÉ, mais ils ne peuvent être ignorés.

 

[91]             L’arrêt Kaulius dit que « tout le contexte factuel de la série d’opérations » doit être pris en considération et appliqué aux dispositions dûment interprétées (par. 59).  Le ministre aurait pu faire valoir que la vente des actions était factice, mais il ne l’a pas fait.  La vente doit donc être reconnue comme un maillon essentiel de la « série d’opérations ».

 

Y a-t-il eu abus du par. 74.1(1)?

 

[92]             À mon avis, le législateur a certainement prévu que s’il offrait un choix au contribuable au par. 73(1), ce dernier s’en prévaudrait pour réduire son impôt.  Une fois établi que l’arrêt Singleton reconnaît la déductibilité de l’intérêt, l’argument du ministre revient simplement à dire que le stratagème de l’appelant a contrevenu à « l’objet ou l’esprit » des règles d’attribution entre époux à l’étape où le droit à la déduction des intérêts lui a été attribué par l’effet des par. 73(1) et 74.1(1).  L’avocat de l’appelant laisse entendre que [traduction] « [l]es règles d’attribution dont l’application entraînera une réduction de l’impôt déplairont toujours à l’État » (transcription, p. 23).  Cela me semble bien résumer la position du ministre en l’espèce.

 

[93]             J’ai déjà exposé les motifs qui m’incitaient à conclure que, loin de contrevenir à « l’objet ou l’esprit » des règles d’attribution entre époux, le stratagème de l’appelant les respectait ou, du moins, n’en constituait pas un abus.

 

L’obligation du ministre de prouver l’abus

 

[94]             Dans l’arrêt Trustco Canada, notre Cour insiste sur le fait que la RGAÉ « représente une mesure de dernier recours » (par. 21) et que le législateur « veut que les contribuables profitent pleinement des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu  qui confèrent des avantages fiscaux » (par. 31). L’obligation d’établir l’abus exige du ministre qu’il cerne assez précisément « l’objet ou l’esprit » qui serait contrecarré par la série d’opérations.

 

[95]             Rappelons que le ministre reconnaît la déductibilité bien établie des intérêts (exposé conjoint des faits et conclusion, par. 15).  Il est clair également que, suivant le par. 20(3), ce qui est déduit (malgré le refinancement) est à juste titre considéré, aux fins de l’impôt, comme l’intérêt sur le prêt initial contracté pour l’achat des actions.  La seule question était celle de savoir si les déductions auxquelles avait droit l’épouse sont devenues abusives lorsqu’elles ont été attribuées à l’appelant par l’effet du par. 74.1(1).

 

[96]             Mon collègue le juge LeBel estime que l’analyse qui précède « neutralise » essentiellement la RGAÉ et « en fait abstraction dans la LIR  » (par. 52).  Avec tout le respect que je lui dois, ce verdict paraît quelque peu apocalyptique dans la mesure où le litige porte sur la question de savoir si le ministre s’est acquitté de son obligation de démontrer qu’il y avait abus d’un élément précis correspondant à « l’objet ou l’esprit » des « dispositions invoquées » par les contribuables pour se prévaloir de l’avantage fiscal.  Il ne saurait y avoir abus des règles d’attribution chaque fois qu’un époux dont le revenu est inférieur contracte un prêt pour acheter les actions d’un époux dont le revenu est supérieur, sauf dans le cas où l’auteur du transfert les soustrait à l’application des par. 73(1) et 74.1(1) et renonce ainsi à l’avantage fiscal que prévoit clairement la Loi .  Comme notre Cour l’a dit dans l’arrêt Trustco Canada :

 

Lorsque le législateur précise les conditions à remplir pour obtenir un résultat donné, on peut raisonnablement supposer qu’il a voulu que le contribuable s’appuie sur ces dispositions pour obtenir le résultat qu’elles prescrivent.  [par. 11]

 

[97]             Dans l’arrêt Kaulius, la Cour a dit être convaincue qu’une série d’opérations par laquelle une société de fiducie « vendait » apparemment des pertes non réalisées à des tiers sans lien de dépendance portait atteinte aux dispositions sur les sociétés de personnes de la Loi de l’impôt sur le revenu  « interprété[e]s de manière textuelle, contextuelle et téléologique » (par. 58).  Elle a statué que le « caractère abusif des opérations [était] confirmé par la vacuité et la facticité » de la série d’opérations, de sorte que celle-ci « contrecarrait l’objectif du législateur qui est de réserver le transfert de ce type de pertes aux sociétés ayant un lien de dépendance » (par. 62).  Dans la présente affaire, la vente des actions de Holdco n’était ni vide de sens ni factice.  Pour les motifs déjà exposés, je ne crois pas que la série d’opérations ait contrecarré quelque politique.

 

[98]             La question qui se pose en l’espèce n’est pas celle de savoir si la série d’opérations constituait un stratagème d’évitement fiscal.  C’était clairement le cas.  L’appelant le reconnaît volontiers.  Toutefois, dans l’arrêt Trustco Canada, notre Cour a opiné ce qui suit :

 

[U]ne conclusion d’abus n’est justifiée que lorsqu’il n’est pas raisonnable de conclure le contraire, c’est-à-dire que l’opération d’évitement était conforme à l’objet ou à l’esprit des dispositions de la Loi  invoquées par le contribuable.  Autrement dit, l’opération doit être manifestement abusive.  [par. 62]

 

À mon sens, le ministre n’a pas établi le caractère « clairement » abusif de l’opération. Appliquer la RGAÉ dans ces circonstances équivaut, à mon humble avis, à invoquer pour la forme le principe dégagé dans l’arrêt Duke of Westminster sans prendre son rôle au sérieux en ce qui concerne la cohérence, la prévisibilité et l’équité du régime fiscal.

 

Dispositif

 

[99]             Je suis donc d’avis d’accueillir les pourvois avec dépens devant toutes les cours, à raison d’un seul mémoire de frais.

 

                   Version française des motifs rendus par

 

                   Le juge Rothstein (dissident) —

 

Introduction

 

[100]           J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mes collègues les juges Binnie et LeBel.  Je souscris à leurs analyses en ce qui concerne l’application de l’al. 20(1) c) et du par. 20(3)  de la Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. 1985, ch. 1 (5 e  suppl .) (« Loi  »).  Rien ne s’oppose à ce qu’un contribuable organise ses affaires de façon à acquérir un bien personnel grâce à un financement par actions et un bien productif de revenus grâce à un financement par emprunt.

 

[101]           Cependant, je ne puis souscrire à l’une ou l’autre de leurs interprétations des règles d’attribution.

 

[102]           Pour ce qui concerne l’avis exprimé par mon collègue le juge LeBel, je ne crois pas que le ministre ait eu raison de se fonder sur la règle générale anti-évitement (« RGAÉ »).  À mon avis, la RGAÉ ne s’applique pas en l’espèce parce qu’une règle anti-évitement particulière — le par. 74.5(11) — l’emporte sur la règle générale.  Si la nouvelle cotisation visant M. Earl Lipson avait été établie sur le fondement de cette disposition anti-évitement particulière, l’avantage fiscal issu de l’utilisation des règles d’attribution aurait été supprimé.

 

[103]           Je conviens avec le juge Binnie que la RGAÉ ne s’applique pas au cas considéré en l’espèce.  Je ne puis toutefois souscrire à ses motifs car, à mon avis, ils ne tiennent pas compte du par. 74.5(11)  de la Loi .  Voici ce qu’il dit au par. 66 :

 

. . . le par. 74.1(1) peut s’appliquer pour que l’époux moins bien nanti transfère une perte à l’époux mieux nanti (transcription, p. 46), permettant ainsi à l’époux plus fortuné (en l’occurrence M. Lipson) de réduire l’impôt exigible.  [Italiques omis.]

 

Même si le par. 74.1(1) permet le transfert d’une perte nette d’un époux à l’autre, il doit être interprété harmonieusement avec le par. 74.5(11).  Le juge Binnie a certes raison d’affirmer que l’époux dont le revenu est inférieur peut dans certains cas transférer une perte nette à l’époux dont le revenu est supérieur. Or, tel n’est pas le cas lorsque, comme en l’espèce, le par. 74.5(11) fait obstacle à l’attribution de la perte nette parce que l’un des principaux objectifs du transfert d’actions est la réduction de l’impôt payable sur les dividendes tirés des actions.  En ne se prononçant pas sur l’application de ce paragraphe, le juge Binnie donne erronément à penser que, la RGAÉ ne s’appliquant pas, aucune disposition de la Loi  n’empêchait l’attribution de la perte nette à M. Lipson.

 

Analyse

 

Le lien entre la RGAÉ et le par. 74.5(11)

 

[104]           À mon sens, le ministre ne pouvait invoquer la RGAÉ pour établir une nouvelle cotisation à l’égard de l’utilisation des règles d’attribution.  Il ne peut prendre appui sur la RGAÉ qu’en l’absence de tout autre recours.  Dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, la juge en chef McLachlin et le juge Major ont dit ce qui suit au par. 21 :

 

La RGAÉ, qui représente une mesure de dernier recours destinée à prévenir l’évitement fiscal abusif, ne devait pas créer de l’incertitude en matière de planification fiscale.

 

À mon humble avis, le ministre disposait d’autres moyens en l’espèce.

 

[105]           Le paragraphe 74.5(11) est libellé comme suit :

 

       Malgré les autres dispositions de la présente loi, les articles 74.1 à 74.4 ne s’appliquent pas à un transfert ou prêt de biens lorsqu’il est raisonnable de conclure qu’un des principaux motifs du transfert ou prêt, selon le cas, consiste à réduire l’impôt qui, sans le présent paragraphe, serait payable en vertu de la présente partie sur le revenu et les gains dérivés du bien ou d’un bien y substitué.

 

Il s’agit d’une règle anti-évitement particulière faisant obstacle à l’application des règles d’attribution lorsque l’un des principaux objectifs du transfert d’un bien est la réduction de l’impôt payable sur le revenu tiré du bien.  Pour les raisons exposées ci-après, tel est le cas en l’espèce.

 

[106]           Le texte même de l’art. 245 précise que la RGAÉ est une disposition de dernier recours.  Le paragraphe 245(2) prévoit :

 

       En cas d’opération d’évitement, les attributs fiscaux d’une personne doivent être déterminés de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer un avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, de cette opération ou d’une série d’opérations dont cette opérations fait partie.

 

Pour que le ministre puisse invoquer la RGAÉ, un avantage fiscal doit découler de l’opération, à moins que la RGAÉ ne s’applique pour y faire obstacle.

 

[107]           Le libellé du par. 245(4) va dans le même sens :

 

       Le paragraphe (2) ne s’applique qu’à l’opération dont il est raisonnable de considérer, selon le cas :

 

a) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, s’il n’était pas tenu compte du présent article, un abus dans l’application des dispositions d’un ou de plusieurs des textes suivants :

 

(i)    la présente loi,

 

                                                                            . . .

 

b) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, un abus dans l’application de ces dispositions compte non tenu du présent article lues dans leur ensemble.

 

[108]           Encore là, la conclusion qu’une opération est abusive doit apparemment se fonder sur une interprétation de la Loi  faisant abstraction de la RGAÉ.  En d’autres termes, le par. 245(4) exige du ministre qu’il prenne en compte toutes les autres dispositions pertinentes de la Loi  avant d’avoir recours à la RGAÉ.  Cela comprend non seulement la disposition habilitante dont il y aurait eu abus, mais aussi les dispositions qui font elles-mêmes obstacle à l’utilisation de la disposition habilitante dans le dessein que conteste le ministre.  Lorsqu’une règle anti-évitement particulière interdit au contribuable de se prévaloir de la disposition habilitante pour se soustraire entièrement ou partiellement à l’impôt, la RGAÉ ne s’applique pas.

 

L’application du par. 74.5(11)

 

[109]           La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si le par. 74.5(11) empêche la réattribution à M. Lipson du revenu net ou de la perte nette provenant des actions transférées à Mme Lipson.  Suivant mon interprétation de ce paragraphe, la règle d’attribution énoncée au par. 74.1(1) ne saurait s’appliquer lorsque l’un des principaux objectifs du transfert (celui des actions de M. Lipson à son épouse) est de réduire le montant de l’impôt qui, sans le par. 74.5(11), serait payable sur le revenu (dividendes moins intérêts) tiré des biens (les actions).

 

[110]           Nul ne conteste que l’une des principales raisons du transfert des actions à Mme Lipson était de faire en sorte que l’intérêt hypothécaire réduise ou neutralise le revenu de dividendes tiré des actions.  Il y en avait d’autres, mais il est assurément raisonnable de conclure que c’était l’une des principales.

 

[111]           En 1995, le revenu de dividendes dépassait les frais d’intérêts, ce qui a donné lieu à un revenu net.  Or, ce revenu net était inférieur à ce qu’il aurait été sans le transfert, car sans cette opération, les frais d’intérêts n’auraient pas été déductibles des dividendes touchés par M. Lipson.  En 1994 et en 1996, les frais d’intérêts étaient supérieurs au revenu de dividendes brut, de sorte qu’aucun impôt n’était payable sur les dividendes.  Il y avait perte nette.  Rappelons que n’eût été le transfert, M. Lipson aurait dû payer de l’impôt sur les dividendes, alors que grâce à lui, il n’a pas eu à le faire.

 

[112]           En recourant au par. 74.1(1), M. Lipson a vraisemblablement pu, en 1994 et en 1996, déduire la perte nette du revenu de dividendes afin de compenser son revenu d’autres sources pour ces années.  La réduction de l’impôt sur le revenu non tiré des biens transférés ne tombe pas directement sous le coup du par. 74.5(11), mais il est impossible de compenser le revenu d’autres sources sans d’abord abaisser à zéro le revenu de dividendes.  En effet, suivant le par. 74.1(1), le montant réattribué à l’auteur du transfert, M. Lipson, s’entend du revenu net ou de la perte nette provenant des biens transférés.  Par conséquent, l’un des principaux objectifs du transfert devait être la réduction de l’impôt sur le revenu tiré des biens transférés, à savoir les dividendes versés sur les actions transférées à Mme Lipson.

 

[113]           Dans les circonstances, le par. 74.5(11) faisait obstacle à l’application du par. 74.1(1).  Par conséquent, si le ministre s’était fondé sur cette disposition pour établir une nouvelle cotisation à l’égard du recours au par. 74.1(1), M. Lipson n’aurait pas eu droit à l’avantage fiscal.  Suivant le même raisonnement, il n’aurait pu y avoir d’abus dans l’application du par. 74.1(1) au sens de la RGAÉ, car l’application de celle-ci aurait été écartée par l’effet du par. 74.5(11).

 

[114]           Le ministre devait se fonder sur le par. 74.5(11) pour établir la nouvelle cotisation eu égard à l’application du par. 74.1(1).  L’article 245 ne s’appliquait pas et ne pouvait être invoqué.  L’omission du ministre de s’appuyer sur le par. 74.5(11) porte un coup fatal à la nouvelle cotisation qu’il a établie en liaison avec le par. 74.1(1).

 

Réponses aux motifs des juges LeBel et Binnie

 

[115]           Le juge LeBel dit (au par. 47 de ses motifs) que la RGAÉ offre le recours approprié en l’espèce parce que, selon lui, elle « s’intéresse précisément aux conséquences d’une série complexe d’opérations ».  Je ne puis être d’accord.  À mon humble avis, mon collègue ne peut arriver à cette conclusion qu’en ignorant la règle anti-évitement particulière énoncée au par. 74.5(11)  de la Loi , qui empêchait M. Lipson de se prévaloir du par. 74.1(1).  Le fait que le transfert de biens entre les époux, auquel s’appliquait le par. 74.1(1), faisait partie d’une « série complexe d’opérations » n’empêche pas de conclure que l’un des principaux motifs du transfert était la réduction ou la suppression de l’impôt payable sur le revenu tiré des biens.  L’appartenance de l’opération à une série ne permet pas au ministre de faire abstraction de la règle anti-évitement particulière qui empêche la réattribution à l’auteur du transfert de la perte ou du revenu net en application du par. 74.1(1).  Aucun élément du par. 74.5(11) n’exclut son application lorsque le transfert de biens entre époux fait partie d’une série d’opérations.  Au contraire, son libellé dit expressément qu’il s’applique.  Le ministre ne peut décider d’emblée de s’en remettre plutôt à la RGAÉ pour réprimer le recours abusif au par. 74.1(1), comme si le par. 74.5(11) n’existait pas.

 

[116]           Le juge LeBel écrit au par. 45 que « lorsque [le] libellé [de la RGAÉ] et les principes qui en découlent s’appliquent à une opération, [les tribunaux] ne doivent pas refuser de l’appliquer au motif qu’une disposition plus particulière [. . .] pourrait également s’appliquer ».  À son avis, la RGAÉ et le par. 74.5(11) peuvent s’appliquer concurremment. Je ne peux partager ce point de vue.  Notre Cour a clairement statué dans l’arrêt Trustco Canada que la RGAÉ était une disposition de dernier recours.  Le ministre ne peut l’invoquer en matière d’évitement fiscal abusif que lorsque la règle anti-évitement particulière pertinente de la Loi  ne s’applique pas (voir aussi V. Krishna, The Fundamentals of Canadian Income Tax (9e éd. 2006), p. 1018).  La RGAÉ est une règle supplétive, non une disposition générale dont le ministre peut se servir à son gré lorsqu’il soupçonne un contribuable d’évitement fiscal abusif.

 

[117]           Au sujet de la RGAÉ, le juge LeBel ajoute au par. 47 de ses motifs que « [l]e ministre pouvait légitimement l’appliquer à une série d’opérations ayant une incidence sur plus d’une source de revenu ».  Cette affirmation implique que l’avantage fiscal issu de la série d’opérations englobait la possibilité que M. Lipson déduise les pertes nettes réattribuées de ses autres sources de revenu (à l’exclusion des dividendes versés sur les actions) pour réduire son impôt et que, le par. 74.5(11) n’ayant pas pour effet de supprimer cet avantage fiscal, ce n’était pas la bonne disposition à invoquer. Toutefois, dans le contexte de l’espèce, le par. 74.5(11) faisait obstacle à l’avantage fiscal consistant dans la déduction de la perte nette attribuée à M. Lipson de ses autres sources de revenu.  Le paragraphe 74.5(11) empêche l’application du par. 74.1(1) parce que, en l’espèce, l’un des motifs principaux pour lesquels M. Lipson a transféré les actions à Mme Lipson était de réduire l’impôt payable sur les dividendes provenant de ces actions.  Nulle perte réattribuée à M. Lipson ne pouvait être déduite de ses revenus d’autres sources avant que le revenu de dividendes tiré des actions ne soit d’abord abaissé à zéro.  Dans les circonstances de la présente affaire, le ministre n’avait pas à invoquer la RGAÉ pour empêcher M. Lipson de déduire la perte nette réattribuée de ses revenus d’autres sources parce que le par. 74.5(11) faisait obstacle à cet avantage fiscal.

 

[118]           Enfin, mon collègue le juge LeBel affirme aux par. 43-46 de ses motifs que le par. 74.5(11) n’était pas au cœur du litige, l’affaire ayant plutôt été plaidée en fonction de la RGAÉ.  C’est aussi l’avis du juge Binnie (par. 61 de ses motifs). Bien que ce soit exact, les deux parties font mention du par. 74.5(11) dans leurs mémoires et, lors de la plaidoirie, leurs avocats ont été interrogés à son sujet.  Le fait que les parties ne l’ont pas invoqué pour établir la nouvelle cotisation ou pour demander le rejet de la thèse du ministre n’empêche pas le par. 74.5(11) de s’appliquer en droit.  À mon sens, les parties ne peuvent se soustraire à la juste application de la Loi en reconnaissant ou en affirmant que la disposition pertinente ne s’applique pas.  Notre Cour ne saurait venir au secours du ministre en lui permettant de faire abstraction de la règle anti-évitement particulière qui s’applique et d’invoquer plutôt la RGAÉ.

 

[119]           Le juge Binnie propose que notre Cour s’attache aux « justes limites de l’application de la RGAÉ » et qu’elle se prononce sur le par. 74.5(11) dans une affaire ultérieure (par. 61).  Au paragraphe 46 de ses motifs, le juge LeBel estime lui aussi que nous devrions attendre une autre occasion pour nous pencher sur l’interprétation et l’application du par. 74.5(11).  Cette option est problématique en ce que, je le rappelle, la RGAÉ n’est censée constituer qu’une disposition de dernier recours.  Débattre de son applicabilité sans tenir compte de la règle anti-évitement particulière qui l’écarte fait abstraction de son libellé même.  Malgré tout le respect que je dois à mon collègue, il est impossible de définir les « juste limites de l’application de la RGAÉ » sans reconnaître les limites expressément prévues par la disposition.  Le fondement trop large de la thèse du juge Binnie embrouille le véritable enjeu juridique.  L’analyse juridique qui en résulte est vaine, car elle ignore les limites que le législateur a choisi d’apporter à l’application de la RGAÉ, et ce, au profit d’une analyse fondée sur la présomption selon laquelle la RGAÉ constitue la règle anti-évitement appropriée lorsque, comme en l’espèce, le ministre peut établir l’abus du par. 74.1(1) par le contribuable.

 

[120]           Le juge Binnie affirme par ailleurs que je « suppos[e], pour l’application [du par. 74.5(11)], un fondement factuel » (par. 61).  Il fait valoir l’inapplicabilité de cette disposition du fait que, dans la présente affaire, l’avocate du ministre estimait que la cession des actions par M. Lipson à son épouse [traduction] « ne visait pas qu’à réduire l’impôt exigible sur les dividendes futurs. L’objectif véritable était de refiler les frais d’intérêts à [M. Lipson] » (transcription, par. 41).  En toute déférence, le par. 74.5(11) s’applique dès lors qu’« un des principaux motifs du transfert » consistait à réduire l’impôt payable sur le revenu de dividendes tiré des actions transférées.  Je ne nie pas que l’un des principaux motifs du transfert d’actions entre les Lipson était de « refiler les frais d’intérêts à l’appelant ».  Mais pour y parvenir, la déduction des frais d’intérêts devait d’abord servir à réduire le revenu de dividendes, car le par. 74.1(1) ne fait qu’attribuer la perte ou le revenu net de Mme Lipson (la cessionnaire) à M. Lipson (le cédant).  Suivant le par. 74.1(1), le seul moyen de « refiler les frais d’intérêts à l’appelant » consiste à d’abord réduire ou neutraliser le revenu de dividendes tiré des actions transférées contrairement au par. 74.5(11), de sorte que ce dernier s’applique en raison de la loi, et non de quelque supposé fondement factuel.

 

Conclusion

 

[121]           Je reconnais que l’avantage fiscal que le ministre a voulu supprimer découlait de la série d’opérations faisant jouer l’al. 20(1)c) et le par. 20(3), de même que le par. 74.1(1).  S’il voulait établir une nouvelle cotisation en fonction de ces trois dispositions, il devait invoquer la RGAÉ pour l’abus allégué de l’al. 20(1)c) et du par. 20(3), et le par. 74.5(11) pour l’abus du par. 74.1(1).

 

[122]           Si le ministre avait établi une nouvelle cotisation sur le fondement du par. 74.5(11), il aurait pu simplement refuser que M. Lipson se prévale des règles d’attribution, de sorte que le revenu de dividendes et la déduction des intérêts demeurent entre les mains de Mme Lipson, ce qui n’aurait pas eu d’incidence sur le transfert libre d’impôt des actions (de M. Lipson à son épouse) au prix de base rajusté.

 

[123]           Il peut sembler incongru de permettre le transfert libre d’impôt alors que les règles d’attribution ne s’appliquent pas, mais c’est ainsi que le par. 74.5(11) doit être interprété.  Celui-ci n’empêche pas l’application du par. 73(1), qui permet au contribuable soit de transférer les actions en franchise d’impôt à son époux, soit de les lui vendre à leur juste valeur marchande et de payer l’impôt exigible sur le gain en capital alors réalisé.  C’est le par. 74.5(11) que le ministre doit invoquer lorsque les règles d’attribution sont utilisées pour réduire l’impôt sur le revenu tiré du bien transféré.  Il s’applique « [m]algré les autres dispositions de la présente loi », y compris la RGAÉ.  C’est le recours prévu par le législateur dans les circonstances.  S’il estime qu’il ne va pas assez loin dans certains cas, le ministre doit en demander la modification au législateur.

 

[124]           Comme il n’y a pas eu d’abus dans l’application de l’al. 20(1)c) et du par. 20(3) de la Loi et que le ministre ne pouvait invoquer la RGAÉ pour établir une nouvelle cotisation à l’égard de l’utilisation de l’art. 74.1 par M. Lipson, je suis d’avis d’accueillir les pourvois avec dépens devant notre Cour et les tribunaux inférieurs, à raison d’un seul mémoire de frais.

 

                                                                     ANNEXE

 

Loi de l’impôt sur le revenu , L.R.C. 1985, ch. 1 (5 e  suppl .)

 

       18. (1)  Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

 

a)        les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien;

 

. . .

 

h)        le montant des frais personnels ou de subsistance du contribuable — à l’exception des frais de déplacement engagés par celui-ci dans le cadre de l’exploitation de son entreprise pendant qu’il était absent de chez lui;

 

       20. (1) Malgré les alinéas 18(1)a), b) et h), sont déductibles dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition celles des sommes suivantes qui se rapportent entièrement à cette source de revenus ou la partie des sommes suivantes qu’il est raisonnable de considérer comme s’y rapportant :

 

                                                                            . . .

 

c)         la moins élevée d’une somme payée au cours de l’année ou payable pour l’année (suivant la méthode habituellement utilisée par le contribuable dans le calcul de son revenu) et d’une somme raisonnable à cet égard, en exécution d’une obligation légale de verser des intérêts sur :

 

(i)     de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien (autre que l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un bien dont le revenu serait exonéré ou pour contracter une police d’assurance-vie),

 

(ii)    une somme payable pour un bien acquis en vue d’en tirer un revenu ou de tirer un revenu d’une entreprise (à l’exception d’un bien dont le revenu serait exonéré ou à l’exception d’un bien représentant un intérêt dans une police d’assurance-vie),

 

(iii)   une somme payée au contribuable :

 

(A)    en vertu d’une loi de crédits et selon les modalités approuvées par le Conseil du Trésor en vue de relever ou de maintenir le niveau de compétence technologique des industries manufacturières canadiennes ou d’autres industries canadiennes,

 

(B)    en vertu des Règlements sur l’aide à l’exploration minière dans le Nord, pris en vertu d’une loi de crédits qui prévoit les paiements à effectuer relativement au Programme de subventions visant les minéraux dans le Nord,

 

(iv)   de l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un intérêt dans un contrat de rente auquel l’article 12.2 s’applique, ou s’appliquerait si le jour anniversaire du contrat tombait dans l’année à un moment où le contribuable détient l’intérêt; toutefois, lorsque la rente a commencé à être versée aux termes du contrat au cours d’une année d’imposition antérieure, les intérêts payés ou payables au cours de l’année ne sont pas déduits dans la mesure où ils dépassent le montant inclus en application de l’article 12.2 dans le calcul du revenu du contribuable pour l’année quant à son intérêt dans le contrat;

 

       (3)       Il est entendu que si un contribuable a utilisé de l’argent emprunté :

 

a)        pour rembourser un emprunt antérieur;

 

b)        pour payer une somme due relativement à des biens visés au sous-alinéa (1)c)(ii) et acquis antérieurement,

 

sous réserve du paragraphe 20.1(6), l’argent emprunté est, pour l’application des alinéas (1)c), e) et e.1), des paragraphes 20.1(1) et (2), de l’article 21 et du sous-alinéa 95(2)a)(ii), ainsi que de l’alinéa 20(1) k) de la Loi de l’impôt sur le revenu , chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952, réputé avoir été utilisé aux fins auxquelles l’argent emprunté antérieurement a été utilisé ou était réputé par le présent paragraphe avoir été utilisé ou pour acquérir les biens relativement auxquels cette somme était due.

 

       73. (1) Pour l’application de la présente partie, lorsque l’immobilisation d’un particulier (sauf une fiducie) a été transférée dans les circonstances visées au paragraphe (1.01) et que le particulier et le cessionnaire résident au Canada au moment du transfert, à moins que le particulier ne choisisse, dans sa déclaration de revenu produite en vertu de la présente partie pour l’année d’imposition du transfert, de soustraire l’immobilisation à l’application du présent paragraphe, celle-ci est réputée :

 

a)        d’une part, avoir fait l’objet d’une disposition par le particulier au moment du transfert, pour un produit égal au montant suivant :

 

(i)     si l’immobilisation est un bien amortissable d’une catégorie prescrite, le produit de la multiplication de la fraction non amortie du coût en capital pour le particulier, immédiatement avant ce moment, des biens de cette catégorie par le rapport entre la juste valeur marchande, immédiatement avant ce moment, de l’immobilisation et la juste valeur marchande, immédiatement avant ce moment, de l’ensemble des biens de cette catégorie,

 

(ii)    dans les autres cas, le prix de base rajusté, pour le particulier, de l’immobilisation immédiatement avant ce moment;

 

b)        d’autre part, avoir été acquise par le cessionnaire à ce moment, pour un montant égal à ce produit.

 

       74.1 (1) Dans le cas où un particulier prête ou transfère un bien — sauf par la cession d’une partie d’une pension de retraite conformément à l’article 65.1 du Régime de pensions du Canada ou à une disposition comparable d’un régime provincial de pensions au sens de l’article 3 de cette loi ou d’un régime provincial de pensions visé par règlement —, directement ou indirectement, par le biais d’une fiducie ou par tout autre moyen, à une personne qui est son époux ou conjoint de fait ou qui le devient par la suite ou au profit de cette personne, le revenu ou la perte de cette personne pour une année d’imposition provenant du bien ou d’un bien y substitué et qui se rapporte à la période de l’année tout au long de laquelle le particulier réside au Canada et tout au long de laquelle cette personne est son époux ou conjoint de fait est considéré comme un revenu ou une perte, selon le cas, du particulier pour l’année et non de cette personne.

 

                                                                            . . .

 

       (3)       Pour l’application des paragraphes (1) et (2), lorsqu’un particulier, à un moment donné, prête ou transfère un bien — appelé « bien prêté ou transféré » au présent paragraphe —, directement ou indirectement, par le biais d’une fiducie ou par tout autre moyen, à une personne ou au profit d’une personne et que le bien prêté ou transféré ou un bien y substitué est utilisé :

 

a)        soit pour rembourser tout ou partie de l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un autre bien;

 

b)        soit pour réduire un montant payable pour un autre bien,

 

est inclus dans le calcul du revenu tiré du bien prêté ou transféré, ou du bien y substitué, ainsi utilisé le produit de la multiplication du revenu ou de la perte, dérivé après ce moment de l’autre bien ou du bien y substitué, par le rapport entre la juste valeur marchande à ce moment du bien prêté ou transféré ou du bien y substitué, ainsi utilisé et le coût de l’autre bien pour cette personne au moment de son acquisition; il est entendu toutefois que le présent paragraphe n’a pas pour effet de modifier l’application des paragraphes (1) et (2) à un revenu ou une perte dérivé de l’autre bien ou du bien y substitué.

 

       74.5 . . .

 

       (11)     Malgré les autres dispositions de la présente loi, les articles 74.1 à 74.4 ne s’appliquent pas à un transfert ou prêt de biens lorsqu’il est raisonnable de conclure qu’un des principaux motifs du transfert ou prêt, selon le cas, consiste à réduire l’impôt qui, sans le présent paragraphe, serait payable en vertu de la présente partie sur le revenu et les gains dérivés du bien ou d’un bien y substitué.

 

       245. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

 

« attribut fiscal » S’agissant des attributs fiscaux d’une personne, revenu, revenu imposable ou revenu imposable gagné au Canada de cette personne, impôt ou autre montant payable par cette personne, ou montant qui lui est remboursable, en application de la présente loi, ainsi que tout montant à prendre en compte pour calculer, en application de la présente loi, le revenu, le revenu imposable, le revenu imposable gagné au Canada de cette personne ou l’impôt ou l’autre montant payable par cette personne ou le montant qui lui est remboursable.

 

« avantage fiscal » Réduction, évitement ou report d’impôt ou d’un autre montant exigible en application de la présente loi ou augmentation d’un remboursement d’impôt ou d’un autre montant visé par la présente loi. Y sont assimilés la réduction, l’évitement ou le report d’impôt ou d’un autre montant qui serait exigible en application de la présente loi en l’absence d’un traité fiscal ainsi que l’augmentation d’un remboursement d’impôt ou d’un autre montant visé par la présente loi qui découle d’un traité fiscal.

 

« opération » Sont assimilés à une opération une convention, un mécanisme ou un événement.

 

       (2)       En cas d’opération d’évitement, les attributs fiscaux d’une personne doivent être déterminés de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer un avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, de cette opération ou d’une série d’opérations dont cette opération fait partie.

 

       (3)       L’opération d’évitement s’entend :

 

a)        soit de l’opération dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables — l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable;

 

b)        soit de l’opération qui fait partie d’une série d’opérations dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables — l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable.

 

       (4)       Le paragraphe (2) ne s’applique qu’à l’opération dont il est raisonnable de considérer, selon le cas :

 

a)        qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, s’il n’était pas tenu compte du présent article, un abus dans l’application des dispositions d’un ou de plusieurs des textes suivants :

 

(i)     la présente loi,

 

(ii)    le Règlement de l’impôt sur le revenu,

 

(iii)   les Règles concernant l’application de l’impôt sur le revenu,

 

(iv)   un traité fiscal,

 

(v)    tout autre texte législatif qui est utile soit pour le calcul d’un impôt ou de toute autre somme exigible ou remboursable sous le régime de la présente loi, soit pour la détermination de toute somme à prendre en compte dans ce calcul;

 

b)        qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, un abus dans l’application de ces dispositions compte non tenu du présent article lues dans leur ensemble.

 

       (5)       Sans préjudice de la portée générale du paragraphe (2) et malgré tout autre texte législatif, dans le cadre de la détermination des attributs fiscaux d’une personne de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer l’avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, d’une opération d’évitement :

 

a)        toute déduction, exemption ou exclusion dans le calcul de tout ou partie du revenu, du revenu imposable, du revenu imposable gagné au Canada ou de l’impôt payable peut être en totalité ou en partie admise ou refusée;

 

b)        tout ou partie de cette déduction, exemption ou exclusion ainsi que tout ou partie d’un revenu, d’une perte ou d’un autre montant peuvent être attribués à une personne;

 

c)         la nature d’un paiement ou d’un autre montant peut être qualifiée autrement;

 

d)        les effets fiscaux qui découleraient par ailleurs de l’application des autres dispositions de la présente loi peuvent ne pas être pris en compte.

 

       (6)       Dans les 180 jours suivant la mise à la poste d’un avis de cotisation, de nouvelle cotisation ou de cotisation supplémentaire, envoyé à une personne, qui tient compte du paragraphe (2) en ce qui concerne une opération, ou d’un avis concernant un montant déterminé en application du paragraphe 152(1.11) envoyé à une personne en ce qui concerne une opération, toute autre personne qu’une personne à laquelle un de ces avis a été envoyé a le droit de demander par écrit au ministre d’établir à son égard une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire en application du paragraphe (2) ou de déterminer un montant en application du paragraphe 152(1.11) en ce qui concerne l’opération.

 

       (7)       Malgré les autres dispositions de la présente loi, les attributs fiscaux d’une personne, par suite de l’application du présent article, ne peuvent être déterminés que par avis de cotisation, de nouvelle cotisation ou de cotisation supplémentaire ou que par avis d’un montant déterminé en application du paragraphe 152(1.11), compte tenu du présent article.

 

       (8)       Sur réception d’une demande présentée par une personne conformément au paragraphe (6), le ministre doit, dès que possible, après avoir examiné la demande et malgré le paragraphe 152(4), établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire ou déterminer un montant en application du paragraphe 152(1.11), en se fondant sur la demande. Toutefois, une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire ne peut être établie, ni un montant déterminé, en application du présent paragraphe que s’il est raisonnable de considérer qu’ils concernent l’opération visée au paragraphe (6).

 

                   Pourvois rejetés avec dépens, les juges Binnie, Deschamps et Rothstein sont dissidents.

 

                   Procureurs des appelants : McCarthy Tétrault, Vancouver.

 

                   Procureur de l’intimée : Procureur général du Canada, Ottawa.



*  Les dispositions pertinentes de la Loi de l’impôt sur le revenu  sont reproduites dans l’annexe.

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