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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Emms, 2012 CSC 74, [2012] 3 R.C.S. 810

Date : 20121221

Dossier : 34087

 

Entre :

James Peter Emms

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Association canadienne des libertés civiles, Association des libertés civiles de la

Colombie-Britannique, Ontario Crown Attorneys’ Association, Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, David Asper Centre

for Constitutional Rights et Criminal Lawyers’ Association

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 51)

Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis)

 

 

 

 


 


R. c. Emms, 2012 CSC 74, [2012] 3 R.C.S. 810

James Peter Emms                                                                                           Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Association canadienne des libertés civiles, Association des

libertés civiles de la Colombie‑Britannique, Ontario Crown

Attorneys’ Association, Commissaire à l’information et à la

protection de la vie privée de l’Ontario, David Asper Centre

for Constitutional Rights et Criminal Lawyers’ Association                  Intervenants

Répertorié : R. c. Emms

2012 CSC 74

No du greffe : 34087.

2012 : 14 et 15 mars; 2012 : 21 décembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit criminel — Jurés — Sélection — Appelant déclaré coupable de fraude — Demande de la Couronne présentée à la police avant la sélection du jury pour que cette dernière procède à la vérification du casier judiciaire des candidats jurés et précise s’il s’agissait de « personnes peu recommandables » — Aucun des renseignements reçus par le ministère public n’a été communiqué à la défense — Une telle demande était‑elle acceptable? — Ces renseignements auraient‑ils dû être communiqués? — Existait‑il une possibilité raisonnable qu’une telle conduite ait nui à l’équité du procès ou ait donné lieu à une apparence d’iniquité entraînant une erreur judiciaire?

                    En 2008, à la suite d’un procès s’étant tenu à Barrie, en Ontario, E a été déclaré coupable sur trois chefs d’accusation de fraude.  Dans l’appel qu’il a interjeté de sa déclaration de culpabilité, il a fait valoir notamment l’irrégularité de l’évaluation des candidats jurés par le bureau des procureurs de la Couronne de concert avec la police.  Avant la sélection du jury dans le procès de E, le bureau des procureurs de la Couronne a demandé à la police de vérifier si des candidats jurés avaient un casier judiciaire ou si certains étaient « peu recommandables » et indésirables à titre de jurés.  Les renseignements recueillis lors de ces vérifications ont été transmis à la procureure de la Couronne, qui s’en est servie lorsqu’elle a exercé son droit à des récusations péremptoires.  Les renseignements n’ont pas été communiqués à la défense, malgré l’avis de pratique transmis aux bureaux des procureurs de la Couronne de l’Ontario en 2006 selon lequel les évaluations des candidats jurés par la police doivent se limiter à la vérification du casier judiciaire et les renseignements obtenus doivent être communiqués à la défense.  La Cour d’appel, qui a rejeté l’appel, a reconnu que le ministère public ne s’était pas acquitté de ses obligations de communication, mais a conclu qu’il n’existait aucune possibilité raisonnable que la non‑communication ait eu une incidence sur la partialité du jury ou sur le verdict.  La cour était convaincue que le processus de sélection n’avait pas compromis l’équité globale du procès et a conclu que la conduite du ministère public et de la police n’avait eu aucune incidence sur l’apparence d’équité du procès et n’avait donc pas entraîné d’erreur judiciaire.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Les principes régissant la légitimité de l’évaluation des candidats jurés et l’utilisation des bases de données de la police pour vérifier les antécédents criminels des candidats jurés ont été examinés dans R. c. Yumnu, 2012 CSC 73, [2012] 3 R.C.S. 777.  Ils s’appliquent également en l’espèce.  Le ministère public avait le droit de demander à la police de vérifier les antécédents des candidats jurés pour savoir s’ils étaient habiles ou non à occuper cette fonction et sujets à une récusation motivée.  Il n’avait pas le droit de demander à la police d’aller plus loin et d’utiliser ses bases de données afin de déterminer si un candidat juré était, ou pouvait être, un individu peu recommandable, mais si des renseignements de cette nature devaient être dévoilés lors d’une vérification valide du casier judiciaire, il y aurait lieu de les porter à l’attention du ministère public.  Si celui‑ci estimait qu’ils sont pertinents pour le processus de sélection des jurés, il serait tenu de communiquer ces renseignements à la défense.

                    Quant à l’équité du procès, comme la Cour l’explique dans Yumnu, ceux qui sollicitent la tenue d’un nouveau procès doivent, à tout le moins, établir : (1) que le ministère public n’a pas communiqué des renseignements pertinents pour le processus de sélection qu’il était tenu de communiquer; (2) que si la communication avait été faite dans les règles, il existe une possibilité raisonnable que le jury ait été composé différemment.  En l’espèce, même si le ministère public a omis de communiquer des renseignements qui auraient pu être utiles à la défense durant le processus de sélection, E n’a pas démontré qu’il existe une possibilité raisonnable que le jury ait été composé différemment si le ministère public s’était acquitté de ses obligations de communication.

                    Quant à l’apparence d’iniquité, la présente affaire est plus troublante que Yumnu puisque, au moment du procès de E, tous les bureaux des procureurs de la Couronne de la province d’Ontario avaient reçu l’avis de pratique relatif à la vérification du casier judiciaire et à la communication.  Cela dit, bien que la conduite de la police et du ministère public fût inappropriée à certains égards et ne doive pas se reproduire, rien ne permet de conclure qu’ils ont comploté pour obtenir un jury qui leur serait favorable.  Ce qui s’est passé en l’espèce ne constituait pas une entrave sérieuse à l’administration de la justice, ni ne heurtait le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société au point où la procédure devrait être annulée pour cause d’erreur judiciaire.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : R. c. Yumnu, 2012 CSC 73, [2012] 3 R.C.S. 777; distinction d’avec l’arrêt : R. c. Latimer, [1997] 1 R.C.S. 217.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 638(1) c).

Doctrine et autres documents cités

Association du Barreau canadien.  Code de déontologie professionnelle.  Ottawa : L’Association, 2009 (en ligne : http://www.cba.org).

Barreau du HautCanada.  Code de déontologie, mis à jour 26 avril 2012 (en ligne : http://www.lsuc.on.ca).

Ontario.  Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée.  Excessive Background Checks Conducted on Prospective Jurors : A Special Investigation Report.  Toronto : Le Commissaire, 2009.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rosenberg, Blair et Juriansz), 2010 ONCA 817, 104 O.R. (3d) 201, 264 C.C.C. (3d) 402, 81 C.R. (6th) 267, 272 O.A.C. 248, [2010] O.J. No. 5195, 2010 CarswellOnt 9069, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’accusé sur trois chefs de fraude.  Pourvoi rejeté.

                    Mark C. Halfyard et Daniel Brown, pour l’appelant.

                    Michal Fairburn, Deborah Krick, John S. McInnes et Susan Magotiaux, pour l’intimée.

                    Frank Addario, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Nader R. Hasan et Gerald Chan, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.

                    Paul J. J. Cavalluzzo et Shaun O’Brien, pour l’intervenante Ontario Crown Attorneys’ Association.

                    William S. Challis et Stephen McCammon, pour l’intervenant le Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario.

                    Cheryl Milne et Lisa Austin, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.

                    Anthony Moustacalis et Peter Thorning, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Moldaver —

I.       Introduction

[1]                              Le 8 octobre 2008, à la suite dun procès de 10 jours devant le juge Salmers de la Cour supérieure de justice de lOntario et un jury, lappelant, James Emms, a été déclaré coupable dun chef daccusation de fraude de plus de 5 000 $ et de deux chefs daccusation de fraude de moins de 5 000 $.  Lappel quil a interjeté de sa déclaration de culpabilité a été entendu par la Cour dappel de lOntario (les juges Rosenberg, Blair et Juriansz) les 28 et 29 juin 2010.  Lappelant a invoqué un moyen dappel se rapportant à une décision en matière de preuve et un second moyen par lequel il a fait valoir lirrégularité de lévaluation des candidats jurés par le bureau des procureurs de la Couronne de Barrie, en Ontario, de concert avec divers corps policiers du district judiciaire du comté de Simcoe.

[2]                              Le 3 décembre 2010, le juge Rosenberg de la Cour dappel, sexprimant au nom de la cour, a rejeté lappel dans un jugement aux motifs détaillés (2010 ONCA 817, 104 O.R. (3d) 201). 

[3]                              Lappelant se pourvoit à présent devant la Cour, mais uniquement à légard de la question relative à lévaluation des candidats jurés.  En bref, il se plaint du fait que cette évaluation par le ministère public et la police aurait subverti le processus de sélection des jurés et engendré un jury qui, sans être nécessairement favorable au ministère public, aurait très bien pu être composé différemment sil avait été au courant de cette pratique et informé des renseignements obtenus grâce à celle‑ci.  Lappelant a aussi soutenu que même sil ny avait pas eu atteinte à son droit à un procès équitable, la conduite du ministère public et de la police a constitué une entrave flagrante à ladministration de la justice et entraîné une erreur judiciaire nécessitant la tenue dun nouveau procès. 

[4]                              Le pourvoi de lappelant a été entendu en même temps que les appels intentés par MM. Yumnu, Cardoso et Duong (R. c. Yumnu, 2012 CSC 73, [2012] 3 R.C.S. 777 (les « pourvois Yumnu »)).  Ces quatre pourvois émanent de la même juridiction et soulèvent des questions communes.

[5]                              Les principes régissant la légitimité de lévaluation des candidats jurés et lutilisation des bases de données de la police pour vérifier les antécédents criminels des candidats jurés ont été examinés dans les pourvois Yumnu.  Ils sappliquent également en lespèce.  Ce qui distingue le présent pourvoi des pourvois Yumnu, ce sont les faits qui, en lespèce, sont plus favorables à la défense.  Cest pourquoi le présent pourvoi présente un plus grand défi pour l’intimé, le ministère public, et est plus difficile à défendre.  Cela dit, même si je crois quil sagit dun cas plus limite que les pourvois Yumnu, je ne suis pas persuadé que lappelant a été privé de son droit à un procès équitable.  Je ne suis pas non plus convaincu quon peut dire que la conduite du ministère public et de la police, même si elle était inappropriée à certains égards, a dépassé les bornes et entraîné une erreur judiciaire.  Par conséquent, je suis davis de rejeter le pourvoi.

II.     Contexte factuel

[6]                              Les faits entourant la question relative à lévaluation des candidats jurés ont été présentés à la Cour dappel par voie dexposé conjoint des faits.  Divers documents ont été annexés à cet exposé, notamment les avis sur la vérification des antécédents des candidats jurés émanant du ministère du Procureur général de lOntario, des questionnaires remplis par plusieurs procureurs du bureau des procureurs de la Couronne de Barrie, des renseignements concernant les candidats figurant au tableau annoté des candidats jurés dont sest servie la procureure de la Couronne pendant le processus de sélection et des éléments de preuve concernant les diverses bases de données que peuvent consulter les policiers. 

[7]                              Dans le cadre du procès de lappelant, la sélection des jurés devait débuter le 22 septembre 2008.  Le 4 septembre 2008, une personne de la Division des services aux tribunaux du ministère du Procureur général de lOntario a transmis au bureau des procureurs de la Couronne de Barrie une copie du tableau des candidats jurés pour la semaine du 22 septembre.  Le 10 septembre, une adjointe administrative du bureau du procureur de la Couronne a envoyé des copies du tableau des candidats jurés à cinq détachements locaux de la police provinciale de lOntario ainsi quau service de police de Midland.  Chaque copie était accompagnée dune note, datée du 10 septembre, dans laquelle la police était priée de communiquer au ministère public les mêmes renseignements que le bureau des procureurs de la Couronne avait demandés dans les pourvois Yumnu, quelque quatre ans auparavant.  Entre autres choses, la note comportait la demande suivante :

                    [traduction] Veuillez vérifier le tableau des candidats jurés ci‑joint, pour ce qui est des personnes de votre localité qui y sont mentionnées, et nous indiquer si certaines dentre elles ont un casier judiciaire.  Nous ne sommes pas en mesure de vous fournir les dates de naissance.

                    Il serait également utile que vous fassiez des commentaires au sujet des personnes peu recommandables dont nous ne voudrions pas comme jurés.  Tout ce que nous vous demandons, cest de faire de votre mieux compte tenu des renseignements qui nous manquent.

[8]                              Lorsquils ont reçu la note et le tableau des candidats jurés, des policiers des divers détachements ont effectué des vérifications à laide de bases de données que seule la police peut consulter.  Ces bases de données — principalement le Centre dinformation de la police canadienne (« CIPC ») et le SGD Niche — ont révélé le casier judiciaire de candidats jurés ainsi que dautres faits, notamment des mandats non exécutés, des ordonnances judiciaires, des accusations, des démêlés avec la police et des enquêtes portant sur des personnes et des lieux.

[9]                              Les renseignements recueillis lors de ces vérifications ont été transmis au bureau des procureurs de la Couronne de Barrie puis, à la procureure de la couronne chargée de la conduite du procès.  Comme la souligné le juge Rosenberg au par. 39, les renseignements en question avaient une valeur limitée.  Ils consistaient essentiellement en des annotations telles que [traduction] « OK », « négatif » ou « possible ».  La procureure de la Couronne a interprété les mots « OK » et « négatif » comme signifiant que le candidat juré navait pas de casier judiciaire.  Elle a interprété le mot « possible » comme signifiant que le candidat juré pouvait avoir un casier judiciaire.

[10]                          Dans plusieurs cas, les annotations laissaient entendre que la personne pouvait avoir eu des démêlés avec la justice, même si aucune déclaration de culpabilité navait été inscrite.  Par exemple, à côté du nom dun candidat juré figuraient les mots [traduction] « FJN [Fichier judiciaire nominatif] 1995 drogues aucune condamnation ».

[11]                          Aucun des renseignements obtenus par la police et transmis au ministère public na été communiqué à la défense, que ce soit directement ou indirectement comme dans le cadre des pourvois Yumnu.  Au moment où lévaluation des candidats jurés a été effectuée en lespèce, tous les bureaux des procureurs de la Couronne de la province dOntario avaient reçu un avis de pratique, daté du 31 mars 2006 (PM [2005] no 17), ordonnant que la vérification du casier judiciaire, le cas échéant, et tout renseignement concret que la police communique au ministère public qui donne à penser quune personne nest peut‑être pas impartiale soient communiqués à la défense.  Ce même avis indiquait clairement que mis à part la vérification du casier judiciaire, le procureur de la Couronne ne devait pas demander à la police [traduction] « de mener une enquête sur les candidats figurant au tableau des jurés », ni de « demander à la police de mener des enquêtes extrajudiciaires sur des aspects privés de la vie des candidats jurés ». 

[12]                          De toute évidence, lavis de pratique du 31 mars 2006 na pas été respecté en lespèce.  Dune part, les renseignements pertinents nont pas été communiqués à la défense et, dautre part, la note du 10 septembre 2008 du bureau des procureurs de la Couronne invitait la police à aller au‑delà de la vérification du casier judiciaire et à utiliser ses bases de données pour formuler [traduction] « des commentaires [. . .] au sujet des personnes peu recommandables dont nous ne voudrions pas comme jurés ».  Je métendrai davantage sur ce point en temps utile. 

[13]                          Pendant le processus de sélection des jurés, la procureure de la Couronne sest servie des renseignements quelle avait reçus de la police lorsquelle a exercé son droit à 12 récusations péremptoires.  À cette étape du processus, seuls quatre des candidats jurés qui figuraient sur la liste maîtresse du ministère public et qui étaient présentés comme ayant possiblement des antécédents criminels ont été appelés.  Le ministère public a récusé deux dentre eux péremptoirement et la défense les deux autres (soit les candidats jurés nos 5679 et 2818).

[14]                          Étant donné sa tendance à récuser les candidats jurés ayant possiblement un casier judiciaire, il est probable que la procureure de la Couronne aurait récusé les quatre candidats jurés en question si lavocat de la défense nen avait pas récusé deux.  Autrement dit, le ministère public a probablement gagné deux récusations en raison de son omission dinformer la défense.  À linverse, la défense a vraisemblablement perdu deux récusations.

[15]                          Daprès le dossier, il restait une récusation au ministère public à la fin du processus de sélection.  Cependant, si le ministère public avait été obligé dutiliser deux récusations pour écarter les deux candidats jurés que la défense a récusés, il lui aurait fallu une récusation de plus que la limite permise.  La procureure de la Couronne naurait donc pas été en mesure de récuser le candidat juré no 2586, le dernier candidat juré récusé par le ministère public avant la constitution du jury.

III.       Conclusions de la Cour dappel : leffet de la non‑communication sur léquité du procès

[16]                          La Cour dappel a reconnu que le ministère public ne sétait pas acquitté de ses obligations de communication.  Les renseignements selon lesquels un candidat juré pouvait avoir des antécédents judiciaires auraient dû être communiqués à la défense. 

[17]                          Cela dit, la cour a conclu quil nexistait [traduction] « aucune possibilité raisonnable que la non‑communication ait eu une incidence sur la partialité du jury » (par. 49).  Elle a également conclu quil nexistait « aucune possibilité raisonnable que la non‑divulgation ait eu une incidence sur le verdict puisque, dune manière ou dune autre, les candidats jurés 5679 et 2818 [les deux candidats jurés ayant possiblement des antécédents criminels que la défense avait récusés] nauraient pas fait partie de ce jury » (par. 50).

[18]                          À mon avis, il était loisible à la cour de tirer ces deux conclusions et je ne vois aucune raison de les modifier.  Lorsquelle a tiré la seconde conclusion, la Cour dappel a souligné que, à la fin du processus de sélection des jurés, comme il restait encore deux récusations péremptoires à lavocat de la défense, le fait que celui‑ci [traduction] « ait pu “gaspiller” deux récusations na eu aucune incidence sur le genre de jury quil voulait pour juger laffaire » (par. 50).  Je ne puis affirmer que la cour a eu tort de tirer une telle conclusion.

[19]                          La question qui pose le plus problème est celle que jai mentionnée plus tôt.  Elle découle de largument de lappelant portant que si le ministère public avait été obligé dutiliser deux récusations à légard des deux candidats jurés que la défense a récusés, il ne lui serait resté aucune récusation pour le candidat juré no 2586, le dernier candidat juré récusé par le ministère public.  Ce fait était important, selon lappelant, car le candidat juré no 2586 était un analyste principal des faillites et séquestre officiel qui, en raison de son parcours et de sa formation, aurait été sensible à la défense de lappelant selon laquelle bien quil ait peut‑être commis une faute civile, il nétait pas coupable de fraudes criminelles.

[20]                          La Cour dappel a examiné largument de lappelant se rapportant au candidat juré no 2586 et la rejeté pour deux raisons.

[21]                          Premièrement, la cour a mis en doute la logique de la raison pour laquelle lappelant voulait que le candidat juré no 2586 fasse partie du jury et a jugé quil était [traduction] « peu [. . .] probable » (par. 52) quun analyste des faillites et séquestre officiel lui aurait été favorable.  Deuxièmement, la cour a conclu que, « quoi quil en soit, laisser entendre que cette situation a eu une incidence sur léquité globale du procès nous fait passer de la possibilité raisonnable à la pure conjecture » (par. 52).  Enfin, compte tenu du déroulement du processus de sélection des jurés, la cour était convaincue quil ny avait pas eu d« incidence réelle sur la sélection du jury » (par. 53).  En conséquence, elle a rejeté largument de lappelant selon lequel le processus de sélection avait compromis léquité globale du procès.

IV.    Analyse : leffet de la non‑communication sur l’équité du procès

[22]                          Lorsquon applique le critère énoncé dans les pourvois Yumnu, il savère que la première étape est franchie : le ministère public a omis de communiquer des renseignements qui auraient pu être utiles à la défense durant le processus de sélection.  Toutefois, lappelant na pas démontré quil existe une possibilité raisonnable que le jury ait été composé différemment si le ministère public sétait acquitté de ses obligations de communication.

[23]                          En tirant cette conclusion, je reconnais que lorsquon tente dassembler les morceaux après coup, il y a forcément une certaine spéculation sur ce qui aurait pu se passer (ou non) si la partie lésée avait obtenu les renseignements auxquels elle avait droit.

[24]                          Cela dit, en lespèce, je ne peux accepter le postulat de lappelant selon lequel, si le ministère public avait été obligé de récuser les deux candidats jurés (nos 5679 et 2818) que la défense a récusés, il ne serait resté aucune récusation pour le candidat juré no 2586 — lanalyste des faillites et séquestre officiel.  Au contraire, je suis convaincu, suivant la prépondérance des probabilités, que le ministère public naurait pas été dans une telle situation.

[25]                          Dans lexercice de son droit aux récusations péremptoires, le ministère public a récusé sept candidats jurés qui avaient lannotation « OK » à côté de leur nom.  Jestime quil sagit dun fait important.  Il fournit le contexte pour évaluer largument de lappelant selon lequel il ne serait resté au ministère public aucune récusation pour le candidat juré no 2586.

[26]                          Si le ministère public avait été forcé dutiliser deux de ses récusations à légard des candidats jurés nos 5679 et 2818, je crois quil se serait montré plus prudent lorsquil a récusé les sept candidats jurés qui avaient la mention « OK » et étaient donc sans casier judiciaire.  Sil sétait abstenu de récuser un seul de ces candidats jurés, il serait resté au ministère public la récusation nécessaire pour écarter le candidat juré no 2586 — et je suis convaincu que le ministère public aurait procédé ainsi.  Je fonde cette conclusion sur le dossier et sur les déductions légitimes qui peuvent en être tirées.

[27]                          Selon le scénario de lappelant, le ministère public aurait utilisé toutes ses récusations avant la sélection du douzième juré, laissant ainsi à la défense quatre récusations et la possibilité de trier sur le volet le douzième juré.

[28]                          Ce nest pas réaliste.  De toute évidence, le ministère public faisait le suivi des récusations péremptoires quil utilisait.  Il lui restait une récusation à la fin du processus de sélection des jurés.  Je nattribue pas cela à une coïncidence, mais à de la planification — la même planification quil y aurait eu si le ministère public avait été obligé dutiliser deux de ses récusations à légard des candidats jurés nos 5679 et 2818.  Le ministère public ne se serait pas placé dans une situation où la défense aurait eu carte blanche pour choisir le douzième juré — et il navait pas à le faire.  Il aurait pu sabstenir de récuser au moins un des candidats jurés qui avait lannotation « OK » pour éviter une telle situation, et cest ce quil aurait fait selon moi.

[29]                          Par conséquent, lappelant na pas démontré quil existe une possibilité raisonnable que le jury ait été composé différemment si le ministère public sétait acquitté de ses obligations de communication.

[30]                          Cela mamène à la seconde question en litige dans le présent pourvoi, à savoir si on peut dire que la conduite du ministère public et de la police, qui était inappropriée à certains égards, a dépassé les bornes et entraîné une erreur judiciaire.

V.     Conclusions de la Cour dappel : apparence d’iniquité

[31]                          Afin de déterminer si la conduite du ministère public et de la police a entraîné une erreur judiciaire, la Cour dappel a examiné les cinq allégations suivantes dactes fautifs soulevées par lappelant : [traduction] « . . . la non‑communication, les violations de la Loi sur les jurys et de la législation provinciale relative à la protection de la vie privée, lutilisation abusive des bases de données de la police et le libellé de la note [du 10 septembre 2008] du procureur de la Couronne » (par. 54).

[32]                          Avant de se pencher sur ces questions, la cour a examiné certains éléments contextuels, notamment la procédure par laquelle les candidats jurés sont tenus de déclarer eux‑mêmes quils ont un casier judiciaire.

[33]                          Dans un rapport publié à la suite dune enquête quelle a menée sur les pratiques en matière dévaluation des candidats jurés du bureau des procureurs de la Couronne de Barrie et des autres bureaux des procureurs de la Couronne, la commissaire à linformation et à la protection de la vie privée de lOntario a conclu que la procédure de déclaration volontaire des candidats jurés comportait [traduction] « de graves lacunes » (voir Excessive Background Checks Conducted on Prospective Jurors : A Special Investigation Report (2009), p. 141).

[34]                          À la page 127 de ce rapport, la commissaire a conclu que bien quil fût acceptable que la police fournisse au procureur de la Couronne des renseignements sur le casier judiciaire dun individu qui peuvent compromettre son habilité à exercer la fonction de juré, la communication dautres renseignements personnels concernant un candidat juré constituait une violation de la législation provinciale relative à la protection de la vie privée.

[35]                          La Cour dappel a également souligné que, aux termes des codes de déontologie préparés par le Barreau du Haut‑Canada et par lAssociation du Barreau canadien, les vérifications effectuées par les parties afin dutiliser une récusation motivée, y compris les enquêtes relatives au casier judiciaire pour se prévaloir du motif prévu à lal. 638(1) c) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , nétaient pas interdites (voir Barreau du Haut‑Canada, Code de déontologie (en ligne), règle 4.05(1) à (3) et commentaire connexe; Association du Barreau canadien, Code de déontologie professionnelle (en ligne), règle 9, note 21).  Si des renseignements pertinents étaient obtenus, ils devaient être communiqués à la partie adverse.

[36]                          Enfin, en ce qui concerne les deux candidats jurés que la défense avait « inutilement » récusés, la cour a fait remarquer que le ministère public aurait pu porter leurs possibles antécédents criminels à lattention du juge du procès.  Ce dernier aurait alors pu faire des vérifications et dispenser ces candidats jurés pour cause dinhabilité ou pour tout autre motif raisonnable, le cas échéant.

[37]                          Ayant défini ces éléments contextuels, la cour sest penchée sur les actes dont lappelant prétend quils étaient fautifs.

[38]                          Tout dabord, en ce qui concerne la question de la non‑communication, la cour a reconnu que le ministère public ne sétait pas acquitté de ses obligations de communication.  Cependant, lorsquelle sest penchée sur lexistence possible dune erreur judiciaire, la cour a réitéré la conclusion selon laquelle la violation navait pas eu un effet perceptible sur la composition du jury.

[39]                          Quant aux allégations de violation de la législation provinciale relative à la protection de la vie privée, la cour a conclu quelles n[traduction] « ajout[aient] rien à lallégation derreur judiciaire » (par. 59).  Les droits qui auraient été violés étaient ceux des candidats jurés, non ceux de lappelant.  Les droits des candidats jurés avaient fait lobjet dune enquête par la commissaire à linformation et à la protection de la vie privée et des recommandations avaient été formulées afin de mieux protéger leur droit à la vie privée.  Selon la cour, il sagissait « de la réparation appropriée » (par. 59).  Il serait « excessif » daccorder à lappelant une réparation pour des violations commises à lencontre de candidats jurés. 

[40]                          La cour a ensuite examiné la question de lutilisation abusive des bases de données de la police et la note du procureur de la Couronne sollicitant des [traduction] « commentaires [. . .] au sujet des personnes peu recommandables dont nous ne voudrions pas comme jurés ».  La cour a jugé que parmi les diverses allégations dactes fautifs soulevées par lappelant ces deux éléments étaient « les plus troublants » :

                    [traduction] Cette utilisation de ressources dont dispose la police et la tentative de mettre de connivence le ministère public avec la police sont incompatibles avec lobligation incombant au procureur de la Couronne de sassurer que laccusé obtienne un procès équitable. [par. 60]

[41]                          Malgré cette réserve, la cour a estimé que [traduction] « les faits doivent être replacés dans leur contexte » (par. 60).  La plupart des renseignements reçus de la police se rapportaient aux casiers judiciaires de certains candidats jurés.  Dans les deux cas où les renseignements débordaient ce cadre, un des candidats jurés na pas été appelé durant le processus de sélection des jurés; lautre a été récusé par la défense.  Il ny avait donc « aucun moyen de savoir de quelle façon la procureure de la Couronne aurait utilisé ces renseignements » — ce qui, de toute façon, « na eu aucune incidence sur lapparence déquité du procès » (par. 60).

[42]                          En fin de compte, la cour na pas retenu largument de lappelant selon lequel la conduite du ministère public et de la police avait entraîné une erreur judiciaire.  En effet, au par. 61, la Cour dappel sest exprimée ainsi :

                            [traduction] La collecte et la communication de ces renseignements constituaient une utilisation abusive des bases de données de la police et nauraient pas dû avoir lieu.  Cela semble être le fruit de la lettre du procureur de la Couronne, qui n’était pas formulée comme elle aurait dû l’être.  Toutefois, ce processus a‑t‑il déconsidéré ladministration de la justice au point de devoir rejeter un verdict prononcé par un jury dûment constitué?  À mon avis, une telle réaction serait disproportionnée.  La conduite du service de police et du bureau du procureur de la Couronne nest pas le genre de conduite inacceptable qui déconsidère ladministration de la justice ou qui amènerait une personne raisonnable à penser que lapparence de justice a été compromise.

VI.    Analyse : apparence d’iniquité

[43]                          La présente affaire est plus troublante que les pourvois Yumnu puisque, au moment du procès de lappelant, tous les bureaux des procureurs de la Couronne de la province de lOntario avaient reçu lavis de pratique du 31 mars 2006 susmentionné.  Cet avis indiquait clairement que toute évaluation des candidats jurés effectuée par la police devait se limiter à [traduction] « la vérification du casier judiciaire » et que « tout renseignement concret que la police fournit au procureur de la Couronne qui laisse entendre quune personne nest peut‑être pas impartiale » devait être communiqué à la défense.

[44]                          Le dossier ne révèle pas pourquoi cet avis na pas été respecté.  Quelle quen soit la raison, il appert que le bureau des procureurs de la Couronne de Barrie a tout simplement continué la pratique quil suivait depuis des années.  Cest inacceptable — mais je nattribue pas cela à de la malveillance ou à une faute intentionnelle.  Malgré son caractère déconcertant, la preuve est bien loin de démontrer que la police et le ministère public ont comploté pour obtenir un jury qui leur serait favorable.

[45]                          Au fond, le ministère public voulait savoir quels candidats jurés avaient un casier judiciaire ou, en raison de démêlés antérieurs avec les autorités, pourraient avoir de la difficulté à demeurer neutres et à aborder laffaire avec un esprit ouvert.  Bien que le ministère public et la police aient peut‑être procédé de la mauvaise façon, les règles de droit régissant ce quils pouvaient et ne pouvaient pas faire et jusquoù ils pouvaient aller pour vérifier les antécédents criminels des candidats jurés était loin dêtre claires.  Certes, les codes de déontologie préparés par le Barreau du Haut‑Canada et lAssociation du Barreau canadien envisageaient des enquêtes qui allaient au‑delà de la simple vérification du casier judiciaire et qui fournissaient des renseignements susceptibles de justifier une récusation motivée.

[46]                          La situation dans laffaire R. c. Latimer, [1997] 1 R.C.S. 217, où la police est allée voir les candidats jurés et leur a remis un questionnaire afin dobtenir leur opinion sur un certain nombre de questions, est un exemple frappant de conduite que les autorités savaient, ou auraient dû savoir, interdite et totalement inacceptable.

[47]                          Cependant, hormis les situations comme celle‑là, il y avait beaucoup de zones grises, non seulement du côté du ministère public, mais également du côté de la défense, quant à la nature et à létendue de la vérification des antécédents qui pouvait être effectuée légalement et au type de renseignements qui devaient être communiqués, sauf en cas de partialité évidente.

[48]                          En lespèce, tel quil a été expliqué dans les pourvois Yumnu, le ministère public avait le droit de demander à la police de vérifier les antécédents des candidats jurés pour savoir sils étaient habiles ou non à occuper cette fonction et sujets à une récusation motivée en application de lal. 638(1) c) du Code criminel .  Il navait pas le droit de demander à la police daller plus loin et dutiliser ses bases de données afin de déterminer si un candidat juré était, ou pouvait être, un individu peu recommandable.  Dans le même ordre didées, si, par hasard, des renseignements de cette nature devaient être dévoilés lors dune vérification valide du casier judiciaire, il y aurait lieu de les porter à lattention du ministère public.  Si celui‑ci estimait quils étaient pertinents pour le processus de sélection des jurés, il serait tenu de communiquer ces renseignements à la défense. 

[49]                          En somme, rien ne permet de conclure que le ministère public et la police ont comploté pour obtenir un jury qui leur serait favorable.  On ne peut pas dire non plus que les erreurs quils ont commises en procédant ainsi — soit en allant au‑delà de la vérification du casier judiciaire et en omettant de communiquer des renseignements concernant des conduites indignes nayant pas abouti à une condamnation criminelle — étaient tellement flagrantes et graves quils savaient, ou auraient dû savoir, ce quil en était.  Ce qui sest passé en lespèce est très éloigné de la conduite en cause dans laffaire Latimer — conduite qui était manifestement inappropriée et que la Cour a condamnée parce quelle constituait « un abus de procédure flagrant et une entrave à ladministration de la justice » (par. 43).

[50]                          En fin de compte, bien que la conduite de la police et du ministère public fût inappropriée à certains égards et ne doive pas se reproduire, je ne suis pas persuadé que ce qui sest passé en lespèce constituait une entrave sérieuse à ladministration de la justice, ni que cela heurtait le sens du franc‑jeu et de la décence qua la société au point où la procédure devrait être annulée pour cause derreur judiciaire.

VII.     Conclusion

[51]                          Lappelant a eu un procès équitable et je ne suis pas persuadé que la conduite du ministère public et de la police a dépassé les bornes et entraîné une erreur judiciaire.  Par conséquent, je suis davis de rejeter le pourvoi.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureurs de l’appelant : Rusonik, O’Connor, Robbins, Ross, Gorham & Angelini, Toronto; Daniel Brown Law Office, Toronto.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Addario Law Group, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Ruby Shiller Chan Hasan, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Ontario Crown Attorneys’ Association : Cavalluzzo Hayes Shilton McIntyre & Cornish, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario : Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Université de Toronto, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association : Anthony Moustacalis, Toronto; Brauti Thorning Zibarras, Toronto.

 

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